Mission encre noire Tome 36 Chapitre 392. Que notre joie demeure par Kevin Lambert paru en 2022 aux éditions Héliotrope. Céline Wachowski jette un regard circulaire sur les invité.e.s. sous l'immense lustre qui pend au plafond. Le Mont-Royal est à deux pas à vol d'oiseau, on pourrait le toucher. Lorsque l’on est une des femmes les plus influentes du monde, il faut se méfier du quand-dira-t-on, ce sont des choses à considérer. Surtout que le complexe montréalais Webuy est sur le point d’être inauguré. Pure produit des Ateliers C/W, situé au 305 rue Bellechasse, cet immense projet suscite bon nombre de critique au Québec. Cette femme de 70 ans qui anime une série culte sur Netflix, dont le portrait est croqué par Joan Didion dans le Harper’s Bazaar, est l’icône d’un monde bourgeois qui évolue en vase clos. Un gotha qui s'ébroue loin de vous, loin de moi, loin de la rue où la menace gronde. Cette classe dominante montréalaise, Kevin Lambert la saisie ici dans toute sa démesure et sa décadence. Sauriez-vous dire pour autant de quoi ils/elles parlent? Comment envisagent-ils/elles la vie? De quoi sont faites leurs angoisses? L’écrivain dissèque les pensées de notre jet-set au scalpel, tout en faisant jaillir l’éternelle histoire d’un capitalisme avide et destructeur. S'agirait-il de son livre le plus politique ? S'agissant de la lame de l’auteur, elle est parfaitement aiguisée et son fil est empoisonné. J’accueille, ce soir, à Mission encre noire, Kevin Lambert.
Extrait:«Ce que Céline aurait aimé voir, c'est des gens qui se révoltent pour de vrai ; pas une gang de bobos qui trimballent leurs pancartes sérigraphiées, avec «POWER TO THE PEOPLE» dessus. Les dominés, les vrais dominés ont juste à tenir tête ; ils devraient arrêter de supplier les avocats et les médecins qui nous servent de gouvernants de sauver leur peau («on augmente le salaire des médecins», ajoute Rolande). Le peuple agit comme un enfant qui se laisse commander, c'est ça qui m'écoeure. Non, c'est pas moi, Céline Wachowski, qui va contester vos rénovictions pis faire respecter les normes du travail dans les usines.Les multimillionnaires que vous admirez tellement, que vous vénérez en secret peuvent bien donner tout leur argent à des bonnes causes, au bout du compte, ils vont jamais vous sauver - sa voix descend, emprunte une tonalité grave pour effectuer une remontée vibrante - qu'on arrête d'attendre le messie... Que le Québec se tienne pour une fois. On veut pleurer dans la rue, et par-dessus tout montrer qu'on pleure, sans trop brasser les affaires. On est trop attachés à la soumission, c'est confortable la soumission...»
Les deuils transparents par Virginie Savard paru en 2022 aux éditions Triptyque.« Toutes les fois que je ne songe pas à la mort, j’ai l’impression de tricher, de tromper quelqu’un en moi. » Cette citation d’Emil Cioran, tirée de De l’inconvénient d’être né, ouvre ce recueil de poésie. Virginie Savard nous invite à faire l’expérience des deuils qui nous habitent, parfois nous fuient par défaut ou par négligence: une plante meurt, un astre s’éteint quelque part, une fourmi s’égare, des mots qu’on oublie, une catastrophe qui n’arrive pas encore, des rendez-vous manqués, des espèces disparues. Vous arrive-t-il de vous demander si ce pas que je viens de poser sur la pelouse serait le dernier ? Ou bien encore, cette nonchalance serait-elle fatale à un être plus minuscule que moi ? En regardant l’existence sur son versant fragile, l’autrice nous invite à revenir sur nos adieux définitifs, comme sur ceux qui nous ont échappé, à nos moments manqués et qui imperceptiblement nous colle encore au corps. Écoutez en vain ce qui meurt un peu plus chaque jour autour et avec nous, c’est déjà faire œuvre de philosophie et d’éthique. C’est sans doute aussi, faire preuve d’humilité et d’écoute envers le cycle du vivant. C’est peut-être là, sous vos yeux, dans cette lecture, une leçon de survie nécessaire, si nous voulons un futur. J’accueille, ce soir, à Mission encre noire, Virginie Savard.
Extrait:« Nous avons fabriqué nos propres dépotoirs/pièce par pièce/l'abondance et le confort sont des tortues qui s'étouffent/et des torrents étranglés/le poids des caprices/a dépassé celui du vivant (...) après nous il restera/un monde fluorescent/où des ours polaires maigres nageront/dans le polystyrène dans le bonheur/ils tenteront de se construire/un nouvel habitat avec les restants/de meubles Ikea de mélamine/de résignation/subsistera un hiver/brillant comme un néon/qui indique la sortie »