Mission encre noire Tome 23 Chapitre 288 Qui a tué mon père d'Édouard Louis paru en 2018 aux éditions du Seuil. Ce livre est présent sur toutes les tribunes ou presque et c'est tant mieux. Édouard Louis creuse le même sillon autobiographique entamé depuis Eddy Bellegueule (Seuil 2014) et Histoire de la violence (Seuil 2016), il propose avec ce troisième roman un texte fort, court, radical: L'état est meurtrier. Soyons clair, Qui a tué mon père relate dans les grandes lignes, l'histoire de la violence étatique faîtes au corps de son père. Pour y arriver, l'auteur dresse le portrait d'un homme brisé par le système. Qui, au mieux tente d'y échapper et renonce de guerre lasse. Cet échec laisse des traces qui marqueront le déroulement de la vie de l'écrivain. Entre pudeur et colère froide ce récit est une catharsis sensible qui s'attache à démonter le socle d'un machisme malade. À force de se souvenir de ce qu'il n'a pas dit à son père, ce qu'il n'a jamais dit, Édouard Louis laisse la parole se déverser. Oui, il accuse les dominants de mépriser les classes populaires, d'ignorer les dégâts que causent leurs décisions politiques. Ce livre est un diamant brut aux arêtes coupantes, C'est quoi être masculin aujourd'hui si ce qui précède est raté ? Si ce livre est un acte de résistance, êtes-vous prêt-e camarades ? Réapproprions-nous le corps politique pour réapprendre à danser ! Livre indispensable.
Extrait: « Peter Handke dit: «devant tous les événements ma mère semblait être là, bouche ouverte.» Toi tu n'étais pas là. Tu n'avais même pas la bouche ouverte parce que tu avais perdu le luxe de l'étonnement et de l'épouvante, plus rien n'était inattendu parce que tu n'attendais plus rien, plus rien n'était violent puisque la violence, tu ne l'appelais pas violence, tu l'appelais la vie, tu ne l'appelais pas, elle était là, elle était.»
Mato Grosso de Ian Manook Paru en 2017 aux éditions Albin Michel. Que reste-t-il de nos amours ? Jacques Haret revient au Brésil après trente ans d'exil. Un pays qu'il connaît bien et qui l'a ensorcelé. Ou était-ce plutôt Angèle/Blanche ? Dans la moiteur folle du Mato Grosso, ou au coeur de l'état de Rio de Janeiro, l'aventurier va croiser des aventuriers, des trafiquants, des flics corrompus et autres tueurs à gage qui vont alimenter une histoire faussement innocente. Figueiras, son hôte, le sait parfaitement bien. Se pourrait-il que Haret s'inspire de l'illustre écrivain autrichien Stefan Zweig venu s'échouer une dernière fois avec sa femme Lotte, sur les terres sauvages des jacarès et des sucuris ? Au risque que les ficelles de ce polar intriguant ne s'enroulent autour de vos poignets, l'immersion en pleine brousse brésilienne, brutale et infréquentable, vous prouvera que l'amour est un puissant narcotique. Ian Manook nous parle de passion, d'écriture, brouille les pistes qui mènent du mensonge à la vérité. Méfiez-vous, tout de même du caïman qui veille !
Extrait: « - Je vais vous tuer, Monsieur l'écrivain, parce que vous ne méritez plus vraiment de vivre à présent. Martinho trouvera votre corps demain matin, le livre à côté de vous, et en lisant la dédicace il comprendra. Je vais vous battre comme vous avez abattu Everaldo, et nous aurons enfin écrit la fin de cette misérable histoire. Mais auparavant, pour que vous compreniez bien à quel point vous le méritez, vous allez vous asseoir à cette table et nous faire la lecture à haute voix de ce que vous avez pompeusement appelé Un roman brésilien. Nous avons toute la nuit pour cela, prenez votre temps, tout votre temps, car vous ne mourrez qu'à la fin. Lisez sans vous arrêter. Buvez si vous avez la bouche sèche mais lisez, sinon je vous tue.»
Tout est brisé de William Boyle paru en 2017 aux éditions Gallmeister traduit par Simon Baril. Bensonhurst un quartier du sud de Brooklyn, Erica est assistante de direction dans un cabinet d'urologie depuis vingt-cinq ans. Elle vient de transférer son père au centre de rééducation St Joachim & Anne de Coney Island pour se remettre d'une pneumonie. Son fils unique, qui avait fui le giron familial, est de retour, alcoolique et physiquement dans un état lamentable. Même si elle sourit à l'idée de voir Jimmy à la messe avec elle, elle aussi est hantée par les mêmes souvenirs. Il est loin le temps où son fils croyait que les fourmis rouge vivaient dans les livres et les jardins. Encensé pour son livre précédent, Gravesend, William Boyle revient au même décor. Le fond de l'air est d'une beauté sombre. Cette chronique de la vie ordinaire d'une famille de la middle class américaine, un peu paumée, est aussi magnétique, que l'attachement qui relie la mère, le fils et leur quartier. Vous débarquez à LaGuardia et l'impression d'être recraché sur un trottoir pour vous faire écraser sous la botte de quelqu'un vous assaille. Erica ne renoncera pas !
Extrait: « Lorsque Erica se mit à somnoler à la table, Jimmy et Frank montèrent à l'étage avec le scotch. Jimmy s'attendait presque à ce qu'Erica les rappelle à l'ordre, comme à l'époque où il était lycéen, mais elle s'éclipsa dans le salon, se blottissant sur le canapé avec la couverture à carreaux rouges et noirs dont se servait la grand-mère de Jimmy pour se couvrir les jambes quand elle regardait des rediffusions d'Arabesque ou de Columbo. En passant, Frank prit l'exemplaire de Lettres à un étranger posé sur une des marches. Dans la chambre de Jimmy, Frank s'assit près du radiateur et contempla l'affiche de Jeff Buckley. Jimmy alluma l'appareil stéréo. Live at Sin-é se trouvait encore dans le lecteur ; l'album reprit au milieu de la chanson «Drown in My Own Tears».»
Jeanne forever de Stéphanie Filion et Valérie Forgues paru en 2018 aux éditions Le lézard amoureux. Et si la vie de Jeanne Moreau vous était contée? Ou plutôt, si vous acceptiez l'invitation de revisiter son oeuvre à travers la matière de ses personnages les plus marquants? Ce splendide recueil de poésie est un hommage sensuel et lumineux aux différents visages de la féminité qui nous file entre les doigts, illustré par les nombreuses vignettes cinématographiques récoltées au fil des pages. Un écrin de dentelles soie et coton ici esquissé, là une moustache célèbre est convoquée pour déjouer les pièges qui guettent la condition féminine. Jeanne et quelques mots plus loin vont se glisser sur votre peau, sur votre visage, sur vos mains, et y laisser une empreinte, un regard. En quelques moments sublimes, Valérie Forgues et Stéphanie Filion dévisse le socle du mythe. Vous êtes Jeanne aux mille visages, vous êtes Jeanne forever. Somptueux !
Extrait: « Elle est un Napoléon de dentelle/une chatte déguisée en homme/qui court sa vie sur une passerelle/passe haut la main l'épreuve de la rue/elle hypnotise/elle est sans manières/faite pour l'amour/pour défoncer les portes/lentement/la moustache qu'elle s'est dessinée/s'efface.»