Mission encre noire Tome 22 Chapitre 272 Les yeux tristes de mon camion de Serge Bouchard paru en 2017 aux éditions Boréal collection Compact. Serge Bouchard, de cette voix profonde et unique, fait couler nos rivières, celle du Lièvre et celle du Loup, celles là qui ont une belle robe rouge, l'Olomane et la Romaine des Innus. Plus loin, il s'attarde sur les courses des caribous dans la poudreuse. Celle-ci se fait plus rauque lorsqu'elle hante les montagnes rugueuses de la Sierra Nevada, errante parmi les fantômes des centaines de nations originales qui vivaient là - Miwoks, Yuroks, Karoks, Mohaves... Elle gagne en agilité et en souplesse à l'évocation de ces hommes et de ces femmes qui ont fait l'amérique, ces canadien-e-s français-e-es qui ont couru à la découverte de ces pays fabuleux. Cette grande voix solide au timbre plus corsé s'accote aux souvenirs inoubliables de la tête ronde d'un Mack modèle B, de la trame sonore des matchs de baseball les soirs d'été, du Nebraska, de Santa Monica, des oncles et des tantes d'Amérique, et bien d'autres. Serge Bouchard, anthropologue, auteur, animateur, conteur formidable, nous raconte Son Amérique, il a voyagé sans relâche pour ça, et c'est lui qui chauffe. Il est notre invité à Mission encre noire.
Extrait: « Je me souviens de longues soirées d'été, heures de méditation et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Migan et Longue-Pointe-de-Mingan. J'écoutais la tranquillité du onde, assis sur le sable fin. Des macareux arctiques, que les pêcheurs appelaient des « perroquets », volaient en groupes au fil de l'eau. Oui, les oiseaux de mer étaient au rendez-vous, istorlets et moyaks, canards noirs, goélands anglais, outardes, je voyais même parfois des balbuzards. Mais cela n'étais rien encore. Il arrivait qu'une orque épaulard surgisse hors de l'eau, comme un missile lisse et métallique ; elle s'élevait dans un sifflement irréel et majestueux avant de retomber avec fracas dans l'eau noire et calme de l'océan tranquille. J'étais conscient d'assister aux instants mythiques de la vraie nature du temps. Des petits rorquals se montraient aussi, en bandes, comme les phoques apeurés. Bientôt le soleil allait se coucher, disparaître derrière moi, il descendait dans les épinettes pour aller faire le beau de l'autre côté de la terre. J'avais la jeunesse et la paix, deux choses qui vont bien ensemble, quoi qu'on en dise. Derrière moi, la forêt chétive, la mémoire boréale, le pays des Indiens. Devant moi, la mer. »
Par le vent pleuré de Ron Rash paru en 2017 aux éditions du Seuil. 1969 à Sylva, une petite ville des Appalaches, deux frères partent pêcher un dimanche après la messe. L'écho de la guerre du Vietnam et des émeutes de Berkeley appartiennent encore à une autre planète. Et pourtant cette silhouette qui jaillit des eaux de la Panther Creek, Ligeia Mosely, une sirène qui n'avait pas regagné l'océan, va bouleverser, le temps d'un été, la vision du monde. Au son du Grateful Dead, des Doors, de Jefferson Airplane, la jeune femme amène un vent de plaisirs et de liberté, qui emportera Bill et Eugene, au prise avec un grand-père tuteur tyrannique, dans un tourbillon macabre. Quarante six ans plus tard, la découverte de petits ossements blancs dans des lambeaux de bâche bleue, déposés par la rivière, rappelle les frères à leur passé. Ron Rash se tient debout face à la mémoire et tourne son regard vers un sud en pleine révolution culturel, Par le vent pleuré est un superbe roman noir.
Extrait: « À San Francisco, le Summer of Love, l'été de l'amour, a eu lieu en 1967, mais il a fallu deux ans pour qu'il atteigne le petit monde provincial des Appalaches. Sur l'autoroute, en février, on a aperçu un hippie au volant d'un minibus bariolé, un événement dûment signalé dans le Sylva Herald. Sinon, la contre-culture était quelque chose qu'on ne voyait qu'à la télévision, tout aussi exotique qu'un pingouin ou un palmier nain. En ce mois de juin, les seuls petits signes de changement étaient deux ou trois étudiants de l'université de Caroline du Nord revenus de Chapel Hill pourvus de chevelures plus broussailleuses. Notre grand-père ne permettait pas à nos cheveux de toucher notre col, mais de toute façon Bill ne les aurait pas laissés pousser.»
L'amour est une maladie ordinaire de François Szabowski paru en 2017 aux éditions Le Tripode. Francois est heureux en amour. Il a rencontré son âme soeur. Leur entente est parfaite. Tandis que Marie s'endort contre lui dans le petit studio de la rue des Pyrénées à Paris, il arrête de se voiler la face: elle est tombée amoureuse de lui. Il n'a plus le choix, il lui faut disparaître. Pour que leur amour reste à son apogée, il achète une bouteille de vodka et une grande tablette d'anxiolytique et se précipite vers le canal. Cynique farce, ce journal d'un goujat ordinaire est une lecture divertissante, qui vous fera réagir à plus d'un titre. Cet égoïsme sans limite dissimule une réflexion plus sombre sur l'amour. L'auteur fait preuve d'audace et d'originalité pour nous surprendre avec une observation acide sur la vie moderne.
Extrait: « Et puis, à vrai dire, je ressentais aussi comme une sorte de seconde jeunesse à me transformer à nouveau. Après mon costume de corbeau surmonté d'un oeuf dur et d'un bouc, j'étais maintenant un petit feu follet de couleurs avec ces chemises à carreaux, ces pantalons serrés, ces lunettes à grosses monture noire qui barraient mon visage, et cette barbe qui recouvrait mes joues. Je continuais à porter la perruque car mes cheveux n'avaient pas encore suffisamment repoussé, mais d'ici peu de temps j'allais devenir tout à fait un nouvel homme. J'avais une chance inouïe. La plupart des gens choisissent généralement l'identité qui sera la leur pendant leur vie entre l'adolescence et leurs 25-30 ans. Là, durant cette période, ils expérimentent différents styles, différents modes de vie, de pensée. Ils pourront être punks, hippies, dandys ou métalleux, gauchistes ou réactionnaires. Mais à partir de 30 ans, tout se fige. Ils font un choix, et ne s'en éloignent jamais vraiment beaucoup. Moi, j'avais la possibilité de prolonger cette jeunesse, cet esprit d'invention.»