Mission encre noire Tome 21 Chapitre 265 Le corps des bêtes d'Audrée Wilhelmy paru en 2017 aux éditions Leméac. Mie du haut de ses douze ans veut apprendre «le sexe des humains». Mie ressent tout, en attendant, elle emprunte le corps des bêtes. Elle imagine la saillie de la grue, elle caresse son ventre. Après Oss paru en 2011 aux éditions Leméac et Les sangs en 2013, l'auteure nous revient avec un univers unique. La famille borya fuit la pauvreté et s'installe sur un bout de terre surmonté par un phare. Noé, seule étrangère, forme un couple avec l'aîné des cinq fils. C'est elle qui donne naissance à Mie. Le corps des bêtes est un roman dense et foisonnant de trouvailles narratives où la regression animale n'est qu'un aspect spectaculaire et jouissif. Cette histoire teste les limites de la morale, pour mieux la contourner et rendre possible une autre lecture du monde qui nous entoure. Je reçois Audrée Wilhelmy pour en parler à Mission encre noire.
Extrait:«Et, plus tard, Mie est un ours. Cette fois, elle choisit le mâle qui chasse. Avec lui, elle a pisté une femelle pendant des jours, nids et toilette ; elle a analysé les odeurs, combattu les rivaux, éloigné les rejetons de la dernière ventrée. Elle ne mange plus. Elle flaire. Elle traque. Ses pieds lourds brisent les troncs morts sur le sol ; les feuilles de juin bruissent sous ses pas. Depuis le matin, l'ourse a accepté son approche. C'est dit dans les coulées d'urine que Mie hume sur les pins. Longtemps, elle planifie son abord, enfin l'autre est là, grasse, dispose.»
Manikanetish de Naomi Fontaine paru en 2017 aux éditions Mémoire d'encrier. Manikanetish, petite fleur, c'est le nom de l'école construite maladroitement dans le village de Uashat, sur la côte Nord. Yammie revient sur sa terre natale pour y enseigner le français. Quinze ans sépare le moment du départ avec sa mère vers le sud et celui du retour. On l'appelle «Madame», Yammie évite de parler innu également, à cause de sa mauvaise syntaxe et de son accent de Blanche. Elle a tout laissé pour venir ici, même son amoureux du bas-du-fleuve aux yeux bleus tendres et aux épaules larges. Naomi Fontaine déverse de l'amour sur cette communauté oubliée de tous. Un récit poignant qui dresse parfois un constat, malgré tout, d'impuissance. Manikanetish est un deuxième roman très réussi.
Extrait:«Manikanetish. Il y a vingt ans de ça, ils ont bâti une école sur la rue centrale de la réserve. Sur le terrain vague voisin de la patinoire et du stade de baseball, La première construction en brique, Et ils lui ont donné le nom de Manikanetish, Petite Marguerite, à la mémoire d'une femme décédée quelques années avant le début des travaux. La Petite Marguerite n'avait jamais porté d'enfant, ce qui avaient perdu leurs parents, ceux qui avaient été donnés, trop nombreux à la maison, les enfants difficiles, ceux qui au lieu d'être placés sous la garde de l'État, ont trouvé refuge dans son nid, Petite, dans le corps d'une préadolescente. Du coup, infiniment grande. Le Créateur joue parfois à contredire sa créature.»
L'année prochaine à New York Dylan avant Dylan d'Antoine Billot paru aux éditions Arléa. Et si on racontait Bob Dylan comme vous ne l'avez jamais lu ? Sa rencontre avec Woody Guthrie, on se la garde pour la fin! Commençons par le début, en 1905, alors que les cosaques envahissent les rues, tuent femmes et enfants, pillent et égorgent les hommes. Zigman Zisel Zimmerman ferme brusquement une fenêtre sous la clameur vive de la rue. Il se joint avec femme et enfants aux familles Greenstein, Solemovitz pour enclencher la main invisible du destin: direction l'Amérique. Antoine Billot nous hâte de rejoindre l'antichambre de l'histoire d'un futur prix Nobel de littérature en prélevant dans la sève intime des fracas qui secouent le continent du nouveau monde. Dylan avant Dylan est un tour de force narratif magistral, l'auteur n'a pas son pareil pour piocher dans l'essence romanesque au coeur des faits historiques. Comment ce type arrivé immigrant soixante dix ans plus tôt, au physique court et fluet, va-t-il devenir le porte drapeau des valeurs d'une des nation les plus emblématique de la planète ?
Extrait:«La chaussée est glissante, les roues de la Harley n'accrochent qu'à contrecoeur le bitume verglacé, il accélère encore et encore tandis que le sifflet déchirant du train lui rappelle la corne de brume des bateaux sur le lac Superior et, avec elle, le sourire enfumé d'Ana Chana, il accélère alors en fermant les yeux quand il faudrait freiner à mort, se coucher au plus vite sur le pavé, se laisser glisser en priant afin que l'amplitude cinétique de la chute n'entraîne pas la machine au-delà des rails, il faudrait céder mais Robert Allen n'entend pas interrompre son rêve, c'est que son sang, celui des Zimmerman des Solemovitz des Greenstein des Edelstein, un sang de réprouvé, d'émigré, d'outlaw, le convainc peut-être qu'il faut toujours partir, s'enfuir et choisir la fugue la course l'errance jusqu'au bord du précipice plutôt que l'attente faussement quiète dans la marmite tiède du destin.»