Aujourd’hui, on va se pencher sur un pan tout à fait particulier de la bande dessinée américaine, à la fois politique, polémique et exotique : l’étrange habitude des auteurs de comics qui consiste à utiliser Adolf Hitler dans leurs histoires… Évidemment, au cas où vous en douteriez, il ne sera pas question de faire ici l’apologie d’un dictateur responsable de la mort de millions de personnes, ni du nazisme ou de l'intolérance sous toutes ses formes, mais bien de parler de comics. 

Pour recontextualiser un peu, Adolf Hitler est un dictateur ayant pris le pouvoir en Allemagne en 1933. Figure centrale de l’idéologie nazie, il instaure dans son pays un régime fasciste, raciste, homophobe et antisémite, avant de mener une campagne militaire à visée expansionniste dans une bonne partie de l’Europe, à l’origine de la Seconde Guerre Mondiale. Responsable de l'extermination de dizaines de millions de personnes, le Troisième Reich dirigé par Hitler sera l’un des régimes les plus meurtriers et liberticides du XXe siècle, avant d’être définitivement renversé par les alliés en 1945.

Évidemment, je vous la fais courte, premièrement car je ne suis pas prof d’histoire, et deuxièmement parce que j’ose croire que chacun et chacune d’entre vous est au courant des crimes atroces commis par l’Allemagne nazie et ses sympathisants. Mais il est quand même important de comprendre que pendant plusieurs années, Adolf Hitler, les nazis, et le Troisième Reich ont été une menace pour une grande partie des nations partout à travers le monde, y compris les États-Unis. Et cette époque coïncide justement avec l’explosion d’un genre à part entière au pays de l’Oncle Sam : le comic book de super-héros. 

Quand Superman apparaît pour la première fois dans le numéro 1 de Action Comics, en 1938, le monde n’est pas encore en guerre, mais la situation en Europe est déjà bien assez préoccupante pour que l’air du temps inspire les artistes de comics. Le monde a besoin de héros pour affronter des menaces toujours plus grandes, et l’invasion de la Pologne en 1939 va offrir des adversaires de choix aux super-héros américains qui se multiplient à vue d’œil. Rapidement, le régime nazi, ses soldats, et surtout ses espions, se révèlent être de parfaits antagonistes pour les histoires de justiciers costumés. Dès octobre 1939, le deuxième numéro de Marvel Mystery Comics nous raconte comment The Angel a sauvé la population polonaise des bombardements allemands. Puis en juin 1940, Adolf Hitler apparaît en personne, sans toutefois être nommé, dans la toute première, mais aussi l’unique aventure de Marvel Boy, créé par le duo formé par Joe Simon et Jack Kirby. Le début d’une très longue liste d’apparitions dans les pages de nos comic books préférés. 

Je vous le dis tout de suite : il me sera impossible d’être exhaustif, car Adolf Hitler apparaît littéralement dans plusieurs centaines de comic books, parfois le temps d’une case, parfois en tant qu’antagoniste principal, et ce qui est sûr, c’est qu’aucun autre personnage historique ne possède une carrière comparable dans la bande dessinée américaine, encore plus quand on se souvient que l’on parle quand même d’un dictateur génocidaire. 

La parution de Captain America Comics #1, en décembre 1940, a marqué l’histoire et les lecteurs en montrant sur sa couverture la sentinelle de la liberté en train de mettre une bonne grosse droite au Führer. Héros patriotique par excellence, inspiré par le succès de The Shield, un personnage de l’éditeur MLJ apparu quelques mois plus tôt, Captain America incarne le tournant pris par les États-Unis durant l’année 1941, alors que le pays prépare son entrée en guerre qui semble désormais inévitable. Ce tournant est particulièrement visible dans les comic books : une bonne partie des super-héros du Golden Age vont traverser l’Atlantique pour combattre les soldats allemands, et parfois Hitler en personne. C’est le cas du Captain Marvel de Fawcett, de Namor the Sub-Mariner, de Superman, de The Flash, de Blue Beetle, du premier Human Torch, mais aussi de Black Terror, ou encore du premier Daredevil publié par Lev Gleason.

En parallèle, des magazines réunissant plusieurs super-héros, comme Young Allies, All Winners ou Master Comics, multiplient les interventions de leurs personnages sur le vieux continent pour tenir tête aux nazis dans des aventures qui verront naître quelques super-vilains aussi saugrenus que dans l’air du temps, comme Captain Nazi, et tout cela avant même que les États-Unis ne prennent part au conflit mondial pour de bon, en décembre 1941. Hitler et ses soldats seront aussi moqués et parodiés dans une quantité non-négligeable de titres humoristiques, ou ridiculisés par les alliés dans des titres publiant des histoires de guerre, alors qu’au même moment, certains artistes sont mobilisés en Europe pour affronter les nazis, dans des combats bien réels, cette fois. Si ces publications peuvent sembler naïves, elles sont pourtant  l’expression d’une tendance propagandiste absolument assumée par la bande dessinée américaine de l’époque, encourageant les lecteurs en âge de s’engager à aller combattre les nazis, et ceux qui ne peuvent le faire à soutenir l’effort de guerre, notamment en achetant des “war bonds”, équivalent des obligations de guerre en France, pour financer la campagne militaire contre les forces de l’Axe. 

Après la mort de Hitler et la victoire des Alliés en 1945, une page se tourne pour nos super-héros préférés. Si pendant la Seconde Guerre Mondiale, le marché des comics était à son apogée, tout comme le genre super-héroïque, et que Adolf Hitler représentait de toute évidence le grand méchant idéal, ne pouvant être surpassé par une autre menace réelle ou fictive, l’après-guerre s’avère bien plus complexe. Le genre peine à se renouveler, le public se tourne vers d’autres types de récits de romance, de western, d’horreur ou de science-fiction. Plus légères, moins terre-à-terre, ces histoires tranchent de façon nette et définitive avec la propagande militariste de la première moitié du Golden Age et invitent à l’évasion, loin des champs de bataille. Oh, bien sûr, les super-héros ne disparaissent pas pour autant. Une poignée d'entre eux subsiste, mais ils rencontrent quelques difficultés quand il s’agit de trouver un adversaire à leur taille. Une aspiration qui mènera généralement les justiciers et justicières costumées sur le terrain de la science-fiction, et même parfois de l’épouvante. Durant cette période, les auteurs ont tendance à restreindre l’aspect politique des super-héros, tout du moins au premier degré, mais quelques exceptions confirment la règle, comme Captain America qui, en bon patriote, affronte le temps de quelques numéros des espions communistes dans des aventures inspirées par la chasse aux rouges encouragée par le Maccarthysme. Des histoires revues et corrigées par Marvel depuis, qui nourriront quelques arcs narratifs autour des individus ayant remplacé Steve Rogers durant son séjour dans la glace… 

En parlant de réécrire l’histoire, c’est à partir des années 1960 que l’utilisation d’Adolf Hitler dans les comics devient aussi intéressante qu’inattendue. Le dictateur est mort, sa dépouille a été détruite par les Soviétiques, mais son fantôme va faire les belles heures de la bande dessinée américaine.  Parmi les premières séries du Silver Age à utiliser de façon notable et régulière le personnage de Hitler, on peut mentionner Sergeant Fury and his Howling Commandos chez Marvel, dont le premier numéro paraît en 1963, et dans laquelle l’équipe d’élite de Nick Fury combat les nazis en Europe durant la Deuxième Guerre Mondiale. Sans en avoir l’air, les aventures du Sergent Fury et de ses hommes vont développer un riche background à l’univers Marvel, en donnant un passé de nazi à certains super-vilains que les Fantastic Four ou les Avengers affrontent en parallèle dans leurs propres séries. 

Car c’est toujours en 1963 que Hitler refait surface chez Marvel, et cette fois-ci dans une histoire de super-héros se déroulant à l’époque contemporaine de sa parution, dans Fantastic Four #21. On y découvre le personnage du Hate Monger, étrange individu encapuchonné haïssant les étrangers, et doté d’un rayon de haine lui permettant de transformer n’importe qui en forcené. À la fin de l’épisode, on apprend avec stupeur que ce fameux Hate Monger n’est autre que… Adolf Hitler ! Même si le mystère demeure, dans un premier temps, quant à l’authenticité de l’identité de ce super-vilain, on découvrira ensuite que le Hate Monger est en fait le fruit du travail du scientifique nazi Arnim Zola, qui est parvenu a transférer la conscience du dictateur dans le corps d’un clone juste avant sa mort. Une saga qui s’étend sur plusieurs années, puisque les détails du procédé ne seront révélés qu’en 1980, dans Super-Villain Team-Up #17 ! 

L’autre série Marvel qui réécrit l’histoire, c’est The Invaders, publiée à partir de 1975 et s’étalant sur quarante-et-un numéros dans sa première mouture. Équipe formée par Captain America, Bucky, Namor le Prince des Mers, l’androïde Jim Hammond, alias Human Torch, et son sidekick Toro, les Invaders revisitent les combats menés par les super-héros du Golden Age durant la Deuxième Guerre Mondiale. Affrontant également Hitler et divers super-nazis, tels que Master Man, les Invaders sont à l’origine de plusieurs retcons, des corrections de la continuité de l’univers de façon rétroactive, chez Marvel. On y verra par exemple le Führer invoquer Thor, le dieu du Tonnerre, pour combattre Captain America et ses coéquipiers, à une époque où ce dernier n’était pas encore devenu l’alter ego de Donald Blake. Dans What If ? #4, paru en 1977, l’un des rares What If ? considérés comme canoniques, on apprend par exemple que c’est le premier Human Torch en personne qui aurait tué Adolf Hitler dans son bunker avant qu’il n’ait le temps de se suicider. Une révélation qui pourrait se raccrocher aux propos passés de Jim Hammond, lors de son retour dans le vingt-quatrième numéro de Young Men, en 1953. Vous l’aurez compris, dans les comics, le puzzle formé par l’alliance de l’histoire et de la fiction est parfois très complexe. 

Bien que les séries de guerre ne soient plus franchement le genre dominant durant l’Âge d’Argent et l’Âge de Bronze de la BD américaine, on pourra aussi noter des apparitions du Führer dans plusieurs numéros de G.I. Combat et de Weird War Tales, chez DC Comics, durant les années 70 et 80. Le cinquante-huitième numéro de Weird War Tales, série mêlant très efficacement guerre et horreur avec des histoires à chute dans la tradition de EC Comics, nous raconte par exemple comment Hitler a en fait échappé à la mort en 1945 pour se réveiller un millénaire plus tard. Dans le numéro 89, c’est à une armée de primates conditionnés par les nazis que le lecteur doit faire face, tandis que dans le numéro 108, un camp de prisonniers tenu par les nazis est la cible d’un commando constitué d’un vampire, d’un loup-garou et du monstre de Frankenstein ! Tout un programme, qui sera recyclé bien plus tard par DC lors de l’événement Flashpoint, avec la mini-série Frankenstein and the Creatures of the Unknown. Toujours chez DC Comics, le All-Star Squadron, qui compte dans ses rangs des héros comme Hawkman, Hawkgirl, le premier Atom, Johnny Quick ou encore Liberty Belle, va, au cours des soixante-sept épisodes parus entre 1981 et 1987, croiser à plusieurs reprises la route d’Adolf Hitler. Cette série sans doute inspirée du concept des Invaders chez Marvel, mais dans la longue tradition super-héroïque de DC Comics héritée du Golden Age, est une assez bonne démonstration de la façon dont la bande dessinée américaine va, d’une façon tout à fait méta qui lui est propre, réécrire à la fois sa propre histoire et l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale dans le but de fournir un divertissement super-héroïque aussi efficace que détaché de toute forme de réalisme. 

À la même période, mais avec une approche pratiquement opposée, l’éditeur publie les aventures beaucoup plus dramatiques du Unknown Soldier, anonyme défiguré durant la guerre du Pacifique usant de ses talents en déguisement pour infiltrer les lignes ennemies. Dans le deux-cent-soixante-huitième et dernier numéro de sa série, le personnage ira jusqu’à s’introduire dans le bunker secret d’Hitler pour éliminer le despote et prendre sa place pour induire l’armée allemande en erreur aux dernières heures de la bataille de Berlin. Comme chez Marvel avec Human Torch, les super-héros américains s’attribuent ici le rôle de sauveurs absolus qui, plus qu’ayant contribué à la victoire des Alliés, ont carrément été débusquer le leader nazi jusque dans son repère pour le tuer de leurs mains ! Tout un symbole, mais aussi une vision très autocentrée du rôle des États-Unis dans le conflit. 

Comme je le disais, il m’est impossible d’être exhaustif, Adolf Hitler apparaissant dans une quantité astronomique de comic books, des années 1940 à nos jours. On le retrouve dans Hellboy, dans Savage Dragon, dans l’excellente série Über, mais aussi de façon plus surprenante sur la route des Tortues Ninja, et même le temps de deux épisodes complètement lunaires de la série Turok de Valiant Comics. Je vous épargne la lecture de la série éponyme en six numéros parue chez Elvifrance en 1978, “Hitler”, qui s’inspire des théories autour de la survie du tyran après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, sans prendre aucune précaution vis-à-vis des faits historiquement prouvés. Mais je vous recommande de jeter un œil au O.M.A.C. de John Byrne chez DC Comics, brillante mini-série de 4 numéros parue en 1991, dans laquelle le héros carbonise littéralement Hitler. 

Alors, est-il finalement possible de considérer Hitler comme un personnage de comics à part entière ? Difficile de le nier tant son rôle compte pour certains éditeurs. Le Baron Zemo, HYDRA, et bien évidemment le terrible Crâne Rouge sont autant de figures liées de près ou de loin à l’existence d’Adolf Hitler et des nazis dans l’univers Marvel. Tout ça soulève d’ailleurs plusieurs problématiques assez intéressantes : par exemple, est-il moralement acceptable de se promener dans la rue avec un t-shirt aux couleurs de l’organisation HYDRA ? Est-ce une bonne idée d’acheter une figurine de Red Skull à ses gosses ? Le divertissement a-t-il pris le pas sur le contexte et l’idéologie de ces personnages ? Adolf Hitler a, qu’on le veuille ou non, un statut unique. Il est incontestablement l’un des pires criminels de l’histoire moderne, si ce n’est l’incarnation du mal absolu pour plusieurs générations d’auteurs, de dessinateurs et de lecteurs partout à travers le monde. De ce fait, son utilisation dans la fiction ne possède pour ainsi dire aucun élément de comparaison valable et peut avant tout être vue comme une façon d’exorciser la douleur et la peine causées par ses agissements. En montrant Hitler frappé, ridiculisé et mis au tapis par un coup de poing bien placé donné par l’un de nos héros préférés ou l’une de nos héroïnes favorites, les artistes de comics dédramatisent à leur façon en reforgeant l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale sous un jour moins sombre, tout en transmettant les valeurs de tolérance et de justice chères au genre super-héroïque. 

On peut aussi déceler dans tous ces récits de fictions l’expression d’une forme de crainte du retour du fascisme et des extrêmes sur le devant de la scène politique, et ça dès les années 1960, alors que certaines catégories sociales jusqu’alors réduites au silence parviennent enfin, et non sans mal, à avoir voix au chapitre. De toute évidence, aussi triste que cela puisse être, la libération de la parole de gens opprimés pour leur orientation sexuelle, leur religion ou leur couleur de peau, appelle généralement à des réactions toujours plus spectaculaires de la part de ceux qui cultivent l'intolérance et font en sorte que les discriminations systémiques persistent. Pour moi, c’est une partie de ce qui est symbolisé par le retour de Hitler dans la bande dessinée américaine du Silver Age. Quand, en 1963, le Hate Monger utilise son rayon pour pervertir la population, puis révèle son vrai visage une fois démasqué, celui de la haine débridée incarnée, on peut y voir la métaphore des défenseurs du ségrégationnisme qui militent pour le maintien d’une différence de traitement entre blancs et noirs à l’époque dans le pays. Quand Hitler émerge d’un long sommeil entouré de fidèles prêts à le servir par-delà la mort et les âges, dans Weird War ou dans les pages de Turok, c’est une nouvelle fois un message d’alerte qui est envoyé au lecteur : même lorsque le mal dort depuis très longtemps, on trouvera toujours quelques imbéciles pour le réveiller bien volontiers. 

Évidemment, je ne livre ici qu’une interprétation globale, et assurément un peu simpliste, de récits qui, en fonction de leur ton et de leur époque de production, mériteraient d’être décryptés un à un. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que bien au-delà de l’aspect exotique, et parfois comique, de l’utilisation de Adolf Hitler comme personnage de comic book, il y a un fond. Un fond social et politique qui permet finalement de chasser quelques vieux démons tout en faisant en sorte que tout un chacun soit au fait de leur existence pour mieux les empêcher de revenir. 

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