Chez bon nombre de lecteurs et de lectrices de comics, la simple évocation du nom de Grant Morrison provoque un achat compulsif d’une forte quantité d’aspirine et je ne saurais leur donner totalement tort. Mais parmi ses nombreux travaux subsiste au moins un titre aussi réussi qu’accessible.
ET LE TIGRE EST EN TOI !
Être un super-héros, c’est plus qu’un simple mode de vie, et n’est pas Batman ou Wonder Woman qui veut. Buddy Baker, alias Animal Man, en sait quelque chose. Doté de l’étonnant pouvoir de s’approprier les facultés des animaux qu’il croise, il a pratiquement toujours été relégué parmi les seconds couteaux de l’univers de DC Comics.
Difficilement pris au sérieux, tant par ses pairs que par le public, Buddy jongle entre une carrière d’acteur qui peine à décoller, un statut de justicier que personne ne respecte vraiment et une vie de bon père de famille un peu à côté de la plaque. Cette condition de héros has-been, tant sur le papier qu’au yeux des lecteurs, deviendra une force sous la plume d’un auteur devenu incontournable : Grant Morrison.
Né en 1960 à Glasgow, Grant Morrison débute sa carrière d’auteur dans le milieu de la bande dessinée britannique indépendante, puis oeuvre notamment sur la série de comic book Doctor Who, tout en réalisant plusieurs séries pour le magazine 2000AD. Après avoir vu plusieurs de ses propositions de scénarios refusées, il finit par attirer l’attention de DC Comics. Car suite au succès critique de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, l’éditeur est en quête de sang neuf au Royaume-Uni, espérant tirer parti d’un vivier de jeunes auteurs audacieux cultivant un ton provocateur pour dépoussiérer certaines de ses productions. Grant Morrison rejoint donc la liste des scénaristes qui participent à la “British Invasion” du marché des comic books américain à la fin des années 1980 et propose à DC de revisiter un personnage qui l’a, pour une raison inexpliquée, particulièrement marqué durant sa jeunesse : Animal Man.
Apparu pour la première fois en 1965 dans le cent-quatre-vingtième numéro de la revue Strange Adventures, sous les plumes de Dave Wood et Carmine Infantino, Animal Man se rapproche dans sa conception originale de personnages comme Hank Pym, alias Ant-Man, chez Marvel. Il s’agit de héros créés dans un contexte de science-fiction propre aux années 1950 et 1960, mais qui ne deviendront des super-héros que quelques temps plus tard, profitant du fait que le genre ait particulièrement le vent en poupe durant le Silver Age. Irradié par un objet d’origine extraterrestre, Buddy Baker se voit octroyer la faculté de copier les capacités physiques des animaux. Une origin story qui sera remaniée quelques fois par la suite, mais qui reste plus ou moins fidèle à cette idée dans les grandes lignes. Un an après sa première apparition, il obtient enfin un costume bariolé de justicier ainsi qu’un alias : A-Man, pour Animal Man, évidemment.
Globalement, les aventures d’Animal Man au sein de l’univers DC restent longtemps anecdotiques, comme en 1980, dans les numéros 267 et 268 de Wonder Woman, lorsqu’il aide l’amazone dans son combat contre des bandits Marseillais entre deux bains de soleil au bord de la Méditerranée. Oui, il y a des choses qui ne s’inventent pas…
En 1985, DC Comics fait table rase du passé avec un crossover à l’ampleur inédite jusqu’alors : Crisis on Infinite Earths. L’occasion de remettre sur le devant de la scène, pour quelques pages au moins, des personnage secondaires comme Animal Man. Intégré à une équipe appelée les Forgotten Heroes, aux côtés de Rick Flag et de Rip Hunter, Buddy Baker va donc participer au combat contre l’Anti-Monitor avant d’obtenir sa propre série en 1988, justement scénarisée par Grant Morrison.
Pour Morrison, hériter d’un personnage aussi secondaire n’a rien d’une punition, bien au contraire. L’éditeur ne place que peu d’espoir dans Animal Man, certains lecteurs ignorent jusqu’à son existence, et il est jugé ringard par ceux qui s’en souviennent. En d’autres termes, tout le monde se fiche bien de savoir ce que l’auteur britannique va faire de Buddy Baker, et cette liberté est incontestablement l’un des leviers qui transformera une série que personne n’attend en œuvre culte.
ÇA CARTOON !
Grant Morrison va donc saisir la balle au bond et profiter du désintérêt général envers Animal Man pour établir un parallèle des plus malins entre fiction et réalité, sorte de pied dans la porte orientant sa série dans des sphères encore inexplorées. Puisque le héros est has-been aux yeux des lecteurs, pourquoi ne pas faire de lui un has-been dans ses propres aventures ?!
La crédibilité de Buddy Baker dans ses missions de justicier sera systématiquement remise en question par ses interlocuteurs, qui iront jusqu’à le confondre avec d’autres super-héros. Par exemple, quand Buddy prendra conscience de la souffrance animale et décidera de devenir végétarien, il devra faire face au scepticisme de sa propre famille et mener un combat sur un nouveau front. Se posant comme un adversaire naturel des chasseurs de dauphins et de l’expérimentation animale, Animal Man aura, une fois encore, beaucoup de difficultés à être pris au sérieux tant cette lutte est encore considérée comme l'élucubration de quelques illuminés à l’époque, bien avant l’apparition d’internet et la dénonciation à grande échelle de la maltraitance animale résultant de leur exploitation par l’industrie. Cet aspect totalement avant-gardiste dans la caractérisation d’un super-héros est d’ailleurs le reflet des propres convictions de Grant Morrison.
Si l’image ringarde du héros exploitée dans sa propre série est un premier coup de marteau donné au quatrième mur, l’expérience va aller beaucoup plus loin. Ayant pensé son récit initial comme une mini-série de quatres numéros, car persuadé d’être rapidement remercié pour ses services, Morrison, accompagné de Charles Truog aux dessins, se trouve presque pris au dépourvu lorsqu’on lui demande de continuer Animal Man.
Le cinquième épisode intitulé “The Coyote Gospel” devient donc une sorte d’exercice de style dissimulé, mix improbable de parabole religieuse et de l’univers des Looney Tunes. Morrison se dit que, foutu pour foutu, autant se faire plaisir et aller au bout de ses idées. Un angle d’attaque plus qu’avisé, car il marquera à jamais l’histoire de la bande dessinée américaine, donnant ses lettres de noblesse à cette série sur laquelle personne ne misait. De numéro en numéro, Buddy Baker va prendre conscience de sa condition de héros de fiction, de l’existence des lecteurs, voyager entre les différents plans de la réalité, y entrer en contact avec d’autres versions de lui-même, et même rencontrer son propre auteur. Une introspection souvent dure, parfois violente moralement, qui provoque chez le lecteur une empathie inattendue envers un personnage imaginaire. Peut-être le vrai coup de maître de cette série.
Morrison et Truog vont outrepasser les barrières de la créativité et exploser les codes de la bande dessinée de super-héros, se moquer des dérives absurde de la tendance “grim & gritty” qui règne dans les années 1980 en transformant leur héros en vengeur vêtu de noir, et démontrer avec un talent indiscutable que l’art séquentiel est sûrement celui qui laisse le plus de liberté aux artistes, pour peu qu’ils ne soient pas bridés par des pressions commerciales ou politiques. Autrement dit, quand on laisse les auteurs s’exprimer comme ils l’entendent, sans les étouffer sous une censure sociale ou religieuse et des contraintes économiques, ils livrent le meilleur d’eux-mêmes. Mais y a-t-il encore quelqu’un pour en douter ?
Impossible, enfin, d’évoquer Animal Man sans parler des incroyables couvertures de Brian Bolland, artiste au trait chirurgical, jouant à la perfection avec les espaces vides et les ombres, et mettant en scène des personnages aux expressions viscérales. Incontestablement l’un des points forts du périodique et une éblouissante galerie qui conserve toute sa puissance malgré le poids des années.
Grant Morrison quitte la série après vingt-six issues, laissant sa place à Peter Milligan. Elle est ensuite reprise par le duo formé par Tom Veitch et Steve Dillon jusqu’au cinquantième numéro, puis par Jamie Delano, déjà scénariste sur Hellblazer. En 1993, le cinquante-septième numéro est le premier publié sous le label Vertigo de DC Comics, sous la direction de Karen Berger, mais ceci est une autre histoire… De son côté, Morrison va poursuivre son parcours chez DC Comics avec son indispensable passage sur la Doom Patrol, The Invisibles pour Vertigo, puis il reprendra la Justice League avant d’aller faire un tour chez Marvel avec les New X-Men. Après l’arrêt de la série Vertigo en 1995, Animal Man fera un retour remarqué sous la plume du scénariste Jeff Lemire à l’occasion de reboot New 52 de DC Comics, dans une série brillante fonctionnant de pair avec le Swamp Thing de Scott Snyder.
Entre une relecture méta des origines et du statut des justiciers costumés, et un happy end aussi déchirant qu’intelligent, le run de Morrison sur Animal Man fait partie de ces œuvres qui décortiquent le mythe super-héroïque à cœur ouvert, dans ce qu’il a de plus symbolique, mais aussi de plus touchant. Un comic book novateur et plus pertinent que jamais qui a participé à structurer une nouvelle ère, souvent cité par les passionnés, mais désespérément oublié par un grand public qui doit absolument le découvrir.
Évidemment, après tout ça, je ne peux que vous conseiller de vous jeter sur la série Animal Man de Grant Morrison, disponible en deux tomes chez Urban Comics dans une très belle édition !
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