Les histoires de super-héros ont parfois la réputation de se résumer à un enchaînement de bagarres et d’explosions dont les onomatopées bariolées cachent un manque manifeste de profondeur. Idée reçue ou fait avéré ? Voici une série culte parfaite pour trancher la question ! 

TAKE THAT DISK OUT OF YOUR MOUTH !

Les années 1990 sont le pinacle d’un genre bien particulier de comic book : celui mettant en scène des anti-héros violents et immoraux. Initiée durant la décennie précédente, cette tendance atteint son paroxysme avec les publications de Image Comics comme Spawn, Youngblood, WildC.A.T.s, et celle qui nous intéresse aujourd’hui : CyberForce. La série, qui vient de fêter son trentième anniversaire, est de nouveau disponible en version française aux Éditions Reflexions, l’occasion ou jamais de revenir sur ce classique parfois mal-aimé ! 

Débutée comme une mini-série de quatre numéros en octobre 1992 et publiée sous le label Top Cow par Image Comics en collaboration avec Malibu Comics, CyberForce est une création du dessinateur Marc Silvestri, qui coécrit le scénario avec son frère Eric. On y découvre un groupe d’individus aux pouvoirs mutants améliorés cybernétiquement, manipulés à des fins criminelles via des “brain box”, et utilisés comme une troupe d’élite à la solde d’une organisation maléfique appelée Cyberdata. Parvenant à échapper au contrôle de leur geôlier tyrannique, certains de ces mutants prennent la fuite et fondent une équipe ayant pour objectif de contrecarrer les plans de Cyberdata : CyberForce. Le premier épisode de la série s’ouvre sur la fuite de Velocity, jeune femme dotée d’une célérité prodigieuse, poursuivie par un escadron de Cyberdata dirigé par Ballistic. Cette dernière, en plus de posséder une force surhumaine, manifeste une dextérité hors du commun avec les armes à feu, ne ratant pratiquement jamais sa cible. Alors que tout semble terminé pour Velocity, elle est miraculeusement sauvée par Ripclaw et Heatwave, deux membres de CyberForce, qui mettent en déroute Ballistic et son équipe avant de ramener la jeune mutante jusqu’à leur quartier général. En parallèle, on découvre les autres membres de CyberForce : Stryker, Cyblade et Impact, chargés d’assurer la protection d’un mutant briguant la place de maire. Évidemment, le candidat est la cible d’une tentative d’attentat, et nos héros vont devoir user de leurs pouvoirs pour le protéger. 

Le premier arc de la saga s’articule principalement autour la lutte entre CyberForce et Cyberdata pour s’approprier ou protéger Velocity, qui devient un point de repère récurrent pour le lecteur devant, tout comme elle, se familiariser avec ce monde rempli de surhommes. Lorsque CyberForce devient une série régulière, à la fin de l’année 1993, Image Comics propose un crossover entre les héros de Marc Silvestri et ceux de Jim Lee, les WildC.A.T.s. Cette rencontre intitulée “Killer Instinct” est l’occasion de découvrir que les deux équipes fonctionnent un peu en mode miroir, tout du moins à leurs débuts, ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît le parcours de leur créateur respectif chez Marvel. Dans les numéros suivants, Marc Silvestri reçoit l’appui prestigieux de Chris Claremont au scénario, avant de laisser sa place à David Finch au dessin, puis au scénariste Brian Holguin pour la majorité des épisodes suivants. 

Bien que la série des frères Silvestri introduise un nombre considérable de personnages en seulement quelques numéros, c’est bien autour de Heatwave, Cyblade, Stryker, Ripclaw, Impact, Velocity et Ballistic que celle-ci construit la plus grande partie de ses intrigues. Ces protagonistes, majoritairement calqués sur des archétypes super-héroïques déjà éculés à l’époque, rappellent fortement les X-Men de Marvel. Sans parler de copie ou de plagiat, le contexte dans lequel évoluent les héros mutants de CyberForce, celui d’une société hostile où différents points de vue s’opposent, ne peut que pousser le lecteur à comparer la série à celle des enfants de l’atome de la Maison des Idées. Il en va de même pour les relations tumultueuses entre certains personnages, qu’elles soient familiales ou amoureuses, qui se conforment à des clichés très convenus de la bande dessinée américaine, entre amours impossibles, passé trouble et culpabilité enfouie. Au-dessus de ce socle pour le moins conventionnel, on trouve quelques fulgurances propres aux productions des 90’s qui, si elles peuvent paraître un peu ringardes aujourd’hui, restent pour les fans de la première heure de véritables friandises à l’instantané pouvoir régressif, qu’il s’agisse de Stryker et ses quatre bras (dont trois du même côté) ou de Ripclaw et ses griffes symbiotiques, évidente continuité du travail mené par Marc Silvestri sur Wolverine. 

Top Cow va exploiter le filon CyberForce en développant un univers étendu autour de l’équipe, avec des séries consacrées aux aventures en solo du charismatique et mystérieux Ripclaw ou avec Codename: Strykeforce, racontant les exploits de Stryker et de ses mercenaires d’élite. Rien de vraiment mémorable, tout comme les crossovers entre CyberForce et la Justice League of America en 2005, ou les X-Men en 2007, façon plutôt amusante de boucler la boucle pour les héros de Marc Silvestri. En 2012, pour fêter les vingt ans de CyberForce, Silvestri va relancer la série et revisiter sa propre création avec un reboot abandonnant le ton super-héroïque grim & gritty des origines pour des influences de science-fiction cyberpunk post-apocalyptique. Une relecture pertinente et beaucoup plus moderne, proche de la brillante série The Wild Storm de Warren Ellis et Jon Davis-Hunt, parue entre 2017 et 2019 chez DC Comics. 

I’M NOT PAID TO THINK !

L’histoire de Top Cow et de CyberForce est intimement liée à celle de Image Comics. Image Comics né en 1992, lorsque Todd McFarlane, Marc Silvestri, Jim Lee, Rob Liefeld, Erik Larsen, Jim Valentino et Whilce Portacio quittent Marvel et DC Comics pour fonder leur propre maison d’édition. S’estimant spoliés par les Big Two qui, rappelons-le, restent propriétaire des créations de leurs employés, ces jeunes artistes décident, dès la fin de l’année 1991, de revendiquer un plus grand respect de leurs droits d’auteur. Malgré une tentative de médiation avec Terry Stewart, président de Marvel à l’époque, aucun accord satisfaisant ne sera trouvé, provoquant le départ des frondeurs. C’est un véritable coup de tonnerre pour le marché de la bande dessinée américaine. Au début des années 1990, McFarlane, Lee, Larsen, Liefield et Silvestri étaient aux commandes des séries les plus populaires de Marvel Comics : Spider-Man, les X-Men, X-Force, ou encore Wolverine. Des titres qui battent tous les records de vente et dont les multiples réimpressions et variant covers font le bonheur des spéculateurs. 

L’alliance formée par ces talents prometteurs enthousiasme les lecteurs, et le succès est immédiat. Lancés en 1992, les premiers numéros de Youngblood, Spawn, WildC.A.T.s et Savage Dragon sont de véritables réussites commerciales, et la volonté de conserver une forme d’univers partagé, notamment présente dans CyberForce, assure également la production de crossovers événementiels qui permettent une promotion croisée des titres. Ainsi, les premières publications Image sont écoulées à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, le million étant même atteint pour les numéros 1 de Spawn et WildC.A.T.s, permettant au jeune éditeur de réaliser un véritable tour de force : dépasser les ventes DC Comics et se classer deuxième sur le marché, juste derrière Marvel. 

Évidemment, tout cela ne va pas durer. Dès 1993, l’explosion de la bulle spéculative entraîne une série d’événements qui mène même Marvel Comics aux portes de la faillite en 1996, mais c’est une autre histoire. Du côté de Image Comics, les ventes dégringolent également, mais ce sont surtout des soucis de gestion interne, dûs au manque d’expérience de l’équipe, qui vont mettre l’éditeur en difficulté. Tandis que Top Cow cartonne avec des séries comme Witchblade, The Darkness ou Fathom, les membres fondateurs de Image Comics vont prendre des directions différentes et l’univers partagé des origines va pratiquement disparaître quand Jim Lee rejoint DC Comics en 1998, emportant avec lui ses créations. Au début des années 2000, l’éditeur va peu à peu diversifier son offre en proposant des titres qui deviendront à leur tour des best-sellers, comme The Walking Dead, Invincible ou Saga.

Il n’en reste pas moins que le catalogue des débuts de Image Comics propose quelques pépites particulièrement marquantes et dont l’aura trouve encore un écho non-négligeable aujourd’hui, notamment auprès des lecteurs qui étaient ados entre la fin des années 1980 et le début des années 2000. Évidemment, certains éléments scénaristiques, placés de façon pratiquement automatique à l’époque, ont très mal vieillis, et CyberForce ne fait pas exception. Entre ses héros dégoulinants de testostérone et ses héroïnes devant systématiquement répondre au cliché de la femme fatale ou de la jeune fille en détresse, hypersexualisée dans les deux cas, la série est définitivement pensée comme un produit de divertissement à destination des ados masculins nourris aux blockbusters de l’ère Reagan. Malgré un sous-texte affichant parfois des prétentions sociales et politiques qui ne sont que très rarement atteintes, CyberForce reste l’un de ces comic books “pop corn” qui brillent surtout et avant tout par leur partie graphique flamboyante. Sur ce point, le travail de Marc Silvestri est encore aujourd’hui un véritable plaisir pour les yeux, tant son sens de la dynamique et son talent pour concevoir des personnages iconiques sont efficaces. Ouvertement hérités de ses travaux sur les mutants de Marvel, les designs de Ripclaw, Ballistic ou Velocity permettent de comprendre leurs traits de caractère au premier coup d’œil et ancrent durablement ces protagonistes dans la mémoire du lecteur. 

Pur produit de son époque, mélange inattendu entre les X-Men et Universal Soldier avec Jean-Claude Van Damme, CyberForce est avant tout à découvrir aujourd’hui sous un jour patrimonial. Trente ans après sa première publication aux États-Unis, la série reste très présente dans la mémoire des fans de comics : madeleine de Proust pour les uns, nanar décérébré pour les autres, CyberForce est l’incarnation même de la recette qui a fait le succès de Image à ses débuts et synthétise à merveille le vent de révolte qui a poussé un groupe de jeunes auteurs à prendre son indépendance. Souvent accusée d’être simpliste, la série de Marc Silvestri est pourtant l'évidente allégorie du contexte de sa création. Comme si ses héros aux talents améliorés, transformés en machines par une entité malveillante tentaculaire ayant pour objectif de dominer le monde; et au nombre de sept, comme les fondateurs de Image Comics; n’étaient que le reflet de créateurs exploités par des sociétés de divertissement déshumanisées. 

Pour les curieuses et les curieux qui voudraient découvrir CyberForce, rendez-vous sur le site des Éditions Reflexions !

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