Si je vous demande de penser à un super-héros de chez DC Comics, il y a fort à parier que Batman, Superman ou Wonder Woman vous viendront à l’esprit avant Green Arrow. Aujourd’hui, on parle justement des aventures de Green Arrow par Jack Kirby, qui n’ont pas du tout plu à DC Comics ! 

La période séparant l’Âge d’Or de la bande dessinée américaine de l’Âge d’Argent est aussi riche que troublée. Après la Seconde Guerre mondiale, les ventes des titres mettant en scène super-héros et super-héroïnes déclinent aux États-Unis. Les justiciers costumés n’ont plus la côte, et le genre super-héroïque, jusqu’alors prédominant, est peu à peu remplacé par d’autres. La romance, l’horreur, le western et la science-fiction évincent les ersatz de Superman et de Batman des kiosques à journaux, tandis que leurs modèles peinent à garder la tête hors de l’eau, et que les artistes doivent s’adapter pour continuer à gagner leur croûte. Dès 1947, Joe Simon et Jack Kirby, déjà derrière la création de Captain America, avaient pressenti la transmutation du marché avec leur titre Young Romance, présentant des aventures sentimentales prétendues réelles, participant grandement à l’évolution des tendances. Mais s’estimant de plus en plus spoliés par les éditeurs, Simon et Kirby décident de lancer leur propre maison d’édition, Mainline Comics, en 1953. Au programme : quatre titres surfant chacun sur un grand courant de l’époque. Malheureusement pour eux, ils ont assurément choisi le pire moment possible pour initier leur projet. 

À partir de 1950, l’éditeur EC Comics, avec à sa tête Bill Gaines, s’est engagé dans une surenchère d’horreur gore et de violence morbide pour attirer les jeunes lecteurs en manque de sensations fortes, appâtés par des couvertures toujours plus choquantes. Généralement accolées à un discours politique et social, certes implicite, mais extrêmement critique envers la fameuse “American way of life”, les histoires de EC Comics deviennent pour certains et certaines l’incarnation du danger représenté par la bande dessinée, qui pervertirait la jeunesse en la poussant au crime. La panique morale autour des comics de crimes et d’horreur, entretenue par des figures publiques comme le politicien Estes Kefauver et le psychiatre Fredric Wertham, devenu célèbre chez les fans de super-héros pour son livre Seduction of the Innocent, mènera à la création du Comics Code Authority, et surtout à une crise éditoriale majeure, qui verra disparaître près des deux tiers des bandes dessinées publiées à l’époque. Et qui dit moins de comics commercialisés dit moins de travail pour les imprimeurs et les distributeurs. Ce marché fragilisé, dont les différents acteurs font faillite les uns après les autres, couplé à des soucis juridiques avec leur précédent employeur, Crestwood Publications, forcera Jack Kirby et Joe Simon à baisser le rideau de Mainline en 1956, avec seulement quelques publications concrètes au compteur. 

Cet échec aura épuisé les deux artistes sur tous les plans et émoussé leur longue et solide collaboration. Tandis que Joe Simon décide de quitter le monde du neuvième art pour celui de la publicité et de la presse magazine, Jack Kirby rejoint les rangs de National Comics, qui deviendra DC Comics, avec une toute nouvelle série de science-fiction : Challengers of the Unknown. Une série souvent attribuée au seul génie de Kirby, mais sans doute nourrie de ses derniers échanges avec Joe Simon, et également des idées du scénariste Dave Wood, l’un des créateurs de Animal Man. 1956 est une année charnière pour le genre super-héroïque, la banqueroute de Mainline coïncidant fortuitement avec le retour des héros costumés sur le devant de la scène, en partie à l’initiative de DC Comics. Dans le quatrième numéro du périodique Showcase, l’éditeur présente une nouvelle version de son bolide écarlate, The Flash. Le succès est au rendez-vous, et si le retour en grâce des surhommes costumés va prendre encore quelques années, DC va amorcer un rafraîchissement créatif et éditorial de plusieurs de ses super-héros, dont bon nombre sont cantonnés à des anthologies comme World's Finest, Adventure Comics ou More Fun Comics, faute d’intérêt du lectorat. 

C’est notamment le cas de Green Arrow, présent à la fois au sommaire de World’s Finest Comics depuis 1941 et de Adventure Comics depuis 1946. Il faut dire que le personnage, loin d’avoir rencontré le succès d’un Batman ou d’un Superman, n’a jamais eu droit à une publication à son nom, et a moins souvent l'honneur d’être représenté en couverture. Créé en 1941 par le scénariste Mort Weisinger et le dessinateur George Papp dans les pages de More Fun Comics #73, ce héros à gadget, expert en archerie, s’inspire à la fois de Batman, de Robin des Bois et du serial The Green Archer, diffusé dans les cinémas américain à partir de 1940. C’est dans More Fun Comics #89, publié en 1943, que les origines de Green Arrow et de son sidekick adolescent Speedy nous sont racontées pour la première fois. Oliver Queen, collectionneur d’armes et d’objets des peuples natifs américains, rencontre Roy Harper, un jeune orphelin élevé par une tribu amérindienne isolée après un crash d’avion dont il est le seul survivant. Après avoir déjoué les plans de pilleurs d’antiquités, nos deux héros, tous deux archers accomplis, décident de faire équipe pour combattre le crime, finançant leur croisade avec l’or d’un trésor qu’ils ont découvert dans la réserve indienne. Une origin story qui n’a pas grand-chose à voir avec celle que nous connaissons actuellement, mais on va y revenir.

En 1946, le personnage et son acolyte sont transférés de More Fun Comics à Adventure Comics, où son co-créateur George Papp dessinera pendant de nombreuses années ses aventures, accompagné du scénariste Ed Herron, notamment considéré comme le créateur de Red Skull dans les pages de Captain America. Seulement, en 1958, quand George Papp succède à John Sikela au dessin sur Superboy, Green Arrow se trouve dépourvu de dessinateur attitré. L’éditeur Jack Schiff, connaissant les capacités de productions de Jack Kirby sur Challengers of the Unknown, lui propose de reprendre le titre. Kirby n’a alors jamais lu une seule aventure de Green Arrow, mais il a besoin d’argent, alors il accepte et lit quelques épisodes fournis par Schiff pour se faire une idée. Peu convaincu par les illustrés en question, Jack Kirby se dit qu’il pourra quand même faire quelque chose du personnage, pour peu qu’on lui laisse un peu de liberté. Et si cela va s’avérer beaucoup plus difficile qu’il le croit, l’artiste va quand même donner un sacré coup de jeune à Oliver Queen. 

La première histoire de Green Arrow dessinée par Kirby paraît dans Adventure Comics #250, durant l’été 1958. Écrite par Bill Finger, le co-créateur de Batman, “The Green Arrows of the World” nous permet de découvrir que l’archer vert n’est pas le seul justicier à utiliser un arc et des flèches, bien au contraire. Ayant fait des émules partout sur la planète, Oliver Queen reçoit la visite de différents homologues venus du Japon, de France, ou encore du Mexique. Il y a là un recyclage évident d’une thématique déjà exploitée par Batman quelques années plus tôt, notamment avec l’épisode intitulé “Batmen of All-Nations”, publié en 1955. C’est à partir du numéro suivant, avec “The Case of the Super-Arrows”, que la patte de Jack Kirby commence réellement à se faire sentir. Flèche Verte et Speedy s’y aventurent sur un territoire jusqu’alors rarement exploré au cours de leurs péripéties, celui de la science-fiction. Durant onze épisodes ; écrits alternativement par Ed Herron et Dave Wood, et largement enrichis par les idées de Jack Kirby ; le personnage de Green Arrow s'éloigne peu à peu de l’univers dans lequel il macère depuis sa création pour explorer d’autres mondes et d’autres dimensions, comme dans l’histoire “Prisoners of Dimension Zero”, dont la publication en deux parties est plutôt avant-gardiste pour l’époque. 

Avec “Green Arrow’s First Case”, dans Adventure Comics #256, Jack Kirby et Ed Herron revisitent les origines du super-héros de Star City, oubliant son côté Robin des Bois et son rapport plus que discutable aux natifs américains pour en faire une sorte de Robinson. Désormais, le playboy milliardaire Oliver Queen est devenu Green Arrow après être tombé par-dessus bord lors d’un voyage dans les mers du Sud. Parvenant à atteindre Starfish Island, un îlot vierge et hostile, Oliver y survit en recyclant ses anciens vêtements pour se confectionner un équipement et devient un excellent archer à force d’entraînement. Il utilise alors la végétation pour se fabriquer une nouvelle tenue, ce qui permet de justifier la couleur verte de son accoutrement de vigilant masqué une fois revenu à la civilisation. Il y a quelque chose de particulièrement symbolique dans cette nouvelle origin story, où un jeune occidental fortuné quitte son costume pour renouer avec la nature et repartir à zéro autant humainement que socialement. Certes, la recette n’est pas des plus surprenantes, mais ça sonne toujours mieux que de s’enrichir en volant le patrimoine amérindien, si bien que cette version restera la base de toutes les réécritures suivantes, jusqu’à aujourd’hui. 

Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre, les responsables éditoriaux de DC Comics ; Mort Weisinger, le co-créateur de Green Arrow, en tête ; n’apprécient pas du tout l’approche de Jack Kirby. Pour eux, le personnage n'a rien à faire dans des récits de science-fiction et, pour d'obscures raisons, ils préfèrent visiblement conserver son statut de "sous-Batman avec un arc". Kirby se fâche finalement avec Jack Schiff, pour une sombre histoire autour du strip Sky Masters, publié dans la presse, et c'est Lee Elias, connu pour ses provocantes couvertures gores chez Harvey, qui le remplace pour dessiner Green Arrow. Jack Kirby retourne chez Atlas, qui prendra très bientôt le nom de Marvel Comics, et ne remettra plus les pieds chez DC Comics avant 1970, pour développer son Quatrième Monde dans des séries comme Superman's Pal Jimmy Olsen, New Gods, ou Mister Miracle, y réutilisant notamment des concepts esquissés dans ses épisodes de Green Arrow. 

À partir de 1961, avec Stan Lee et Steve Ditko, Kirby va œuvrer à la création de pratiquement toutes les figures majeures de l'univers Marvel, qui continuent de nos jours à vivre moult aventures sur le papier et remplissent les salles de cinéma de blockbuster en blockbuster, depuis plus de deux décennies. L'artiste s'en donnera à cœur joie dans les pages des Fantastic Four ; sorte d'évolution super-héroïque des Challengers de l'Inconnu ; ou de Thor, dans lesquelles la célèbre "Méthode Marvel" de Stan Lee lui laissera une très grande autonomie créative.

Que seraient devenus Green Arrow et l'univers DC à l'orée du Silver Age si le Roi des Comics était resté chez l'éditeur ? Se souviendrait-on d'Oliver Queen autrement que comme d'un second couteau utilisant des flèches-gadgets un brin kitsch ? Malgré les travaux de Neal Adams et Dennis O'Neil, de Mike Grell, Phil Hester, Kevin Smith, Jock, ou Jeff Lemire, et la longévité non négligeable de la série télévisée Arrow de la CW, l’archer vert reste, encore de nos jours, loin derrière la sainte trinité de DC comics en termes de renommée et d’impact sur la culture populaire. Pourtant, découvrir, ou redécouvrir, les aventures de Green Arrow, c’est aussi traverser les différentes périodes de l’histoire des comic books et en appréhender les tentatives et les tendances sous un autre jour. Une expérience que je vous recommande si vous voulez ajouter une corde à votre arc ! 

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