Portland, Oregon, 1981. Les jeunes accros à la salle d’arcade tombent comme des mouches, rendus fous par un nouveau jeu hypnotique : Polybius. Mythe ou réalité ? Remontons ensemble aux racines de cette légende urbaine née à l’âge de pierre du jeu vidéo… 

Pour comprendre les origines du mythe de Polybius, il faut revenir quelques années en arrière, à l’époque où le commun des mortels découvre le jeu vidéo comme un phénomène de société. Dans les années 1980, les salles d’arcades permettent aux joueurs d’avoir accès à des jeux aux graphismes et aux sons inenvisageables pour les premières consoles de salon et les premiers ordinateurs personnels. Leur fréquentation atteint des records et pousse bien évidemment les médias à s’emparer du sujet. Au Japon, les jeux comme Space Invaders connaissent un succès colossal, au point où la petite monnaie dépensée par les joueurs pour payer leurs parties est acheminée par camions entiers chaque jour. 

Pac-Man, Donkey Kong ou encore Asteroids sont parmi les titres les plus célèbres de l’époque. Des jeux de scores à la durée de vie pratiquement illimitée, à l’origine des premières compétitions de jeu vidéo, bien avant que le terme “e-sport” ne rentre dans le langage courant, mais aussi, comme toute nouveauté qui se respecte, au cœur de différentes polémiques à base de dépendance et d’abrutissement des masses. Étrange paradoxe : ces débats autour d’un loisir ludique et interactif demandant de l’implication au joueur seront menés pour la plupart à la télévision, moyen de divertissement passif par excellence. 

C’est dans ce contexte d’effervescence tout particulier que serait apparue, en 1981, une borne d’arcade unique en son genre : Polybius. Mise à disposition des joueurs dans une salle d’arcade de Portland, cette machine noire énigmatique, proposant un jeu à la difficulté élevée et aux graphismes très en avance sur leur temps, ne restera accessible que quelques semaines. Et pour cause, Polybius aurait tout bonnement mis en danger la santé de ceux qui s’aventuraient à mettre une pièce dans son monnayeur. Insomnies, hallucinations, amnésie, le tout accompagné d’une rapide et forte dépendance, tels sont les effets de Polybius sur les jeunes joueurs de Portland. Un jeune homme de 13 ans aurait même été victime d’une crise d’épilepsie. Mais les faits mystérieux autour de cette attraction éphémère ne s’arrêtent pas là. On raconte que des hommes en noir seraient, à plusieurs reprises, venus collecter des données sur la borne. Celle-ci servirait d’ailleurs à diffuser des messages subliminaux, peut-être dans le but de recruter des joueurs dans les rangs de la CIA, ou d’expérimenter de nouvelles techniques de manipulation de masse. 

Si vous n’aviez jamais entendu parler de Polybius avant aujourd’hui, ce qui est peu probable tant cette légende urbaine a été citée et détournée dans la Pop Culture, je me vois au regret de vous annoncer que cette histoire est assurément fausse. Il n’existe aucune trace concrète de Polybius. Et un peu comme pour tous les mythes, ses origines ne sont pas définies très clairement et c’est sans aucun doute ce qui fait sa renommée. 

Les premières mentions du jeu, au-delà du simple bouche à oreille, seraient apparues au milieu des années 1990 sur le réseau Usenet, avant que l’histoire ne soit largement reprise sur les forums Internet un peu avant l’an 2000.  Le mythe de Polybius a principalement été entretenu par des individus qui n’avaient d’autres preuves à avancer que leur prétendue bonne foi. Parmi eux, Kurt Koller, fondateur du site Coinop.org, sur lequel la borne ne sera référencée qu’en 1998. Durant plusieurs années, Koller entretiendra la réputation sulfureuse du jeu, jusqu’à ce qu’en 2006, un dénommé Steven Roach déclare être l’un des concepteurs derrière Polybius, avec sa société Sinneschlössen. 

Problème : les propos de Roach, tout comme son CV et les activités de sa soi-disant entreprise Sinneschlössen, sont invérifiables. Malgré plusieurs enquêtes très sérieuses sur le sujet, personne n’a jamais réussi à réunir les pièces du puzzle Polybius afin de donner un peu de crédibilité aux différents témoignages, rarement concordants. D’ailleurs, Koller lui-même accusera Roach d’être un affabulateur et on peut se dire que quand les deux sources censées être les plus fiables s’accusent mutuellement de mentir, c’est plutôt mal barré… Alors, Polybius est-il canular monté de toutes pièces ou un pot-pourri de légendes urbaines ? 

Nourries par les fantasmes hérités de la Guerre Froide et du projet MK-Ultra de la CIA, qui visait à contrôler les esprits en usant de l’hypnose, de psychotropes et d’autres joyeusetés, Polybius est une sorte de panique morale à retardement mêlée à une creepypasta. 

Comme pour tout ce qui fut nouveau en son temps, de Donjons & Dragons au Heavy Metal, en passant par les comics, les jeux vidéo provoquèrent rapidement une levée de boucliers totalement disproportionnée à l’impact réel qu’ils pouvaient avoir sur la jeunesse. 

Premièrement, il faut rappeler que dans les années 80 et 90, la salle d’arcade est une forme de sanctuaire, un lieu magique pour les ados, mais aussi inquiétant qu’exotique aux yeux des parents, où le timer des machines remplace le temps affiché par la pendule. Un contexte presque mystique qui devient le terreau parfait pour une fable hors-normes. Il faut également ajouter que pendant leur âge d’or aux États-Unis, comme tous les lieux populaires et très fréquentés où circulent de l’argent, les salles d’arcades sont propices aux débordements de certains tenanciers peu scrupuleux. Des dérives qui expliquent la mise sous surveillance de certaines salles suspectées de trafiquer les machines pour gagner plus d’argent sur le dos des jeunes. On est bien loin des Men in Black, mais ça aura suffi nourrir les théories les plus folles… Aussi, il n’est pas abusif de penser que les quelques cas documentés de jeunes gens pris de vertiges, de malaises ou de vomissements après avoir tenté de battre des records lors de marathons vidéoludiques dans les années 1980 ont servi de base à la légende de Polybius. 

Puis, comme pour tout bon mythe urbain livré à lui-même, chaque nouveau conteur est venu ajouter une couche d'éléments plus étranges ou époustouflants les uns que les autres jusqu’à ce que l’histoire frôle carrément le surnaturel. Mais ici, la partie folklorique qui fait de Polybius une légende urbaine a pour spécificité d’avoir surtout été développée par des joueurs eux-mêmes, plutôt que par des détracteurs du jeu vidéo. Plus que la volonté d’effrayer le quidam moyen pour le faire partir en guerre contre ce loisir, ou de satisfaire les médias en quête de sensationnalisme, il semblerait que Polybius soit plutôt là pour asseoir une forme de mythologie du jeu vidéo, comme si ce divertissement possédait un passé sombre et interdit que le néophyte ne pourrait jamais atteindre. Une recette d’autant plus efficace et fonctionnelle au début des années 2000, lorsque beaucoup de gamins, moi y compris, pouvaient grâce à internet explorer le passé de leurs passe-temps préférés. 

Comme pour le Bigfoot ou le Monstre du Loch Ness, le mythe s’est peu à peu transformé en business. Outre de nombreuses versions plus ou moins crédibles se revendiquant comme semblables à ce qu’était “l’authentique” Polybius, il existe plusieurs hommages basés sur les souvenirs, toujours sujets à caution, de joueurs qui auraient utilisé la borne d’arcade originale. Évidemment, il faut avant tout voir dans tout ça un bon moyen de s’amuser en entretenant une légende urbaine qui aura su trouver sa place dans la Pop Culture, des Simpson à la série Loki du MCU, en passant par le comic book Polybius Dreams, paru en 2017 chez Hypnotic Dog Comics… 

Portail électronique vers d’autres réalités, expérience du gouvernement américain pour laver le cerveau des ados, dérive d’une technologie mal maîtrisée… Encore des années plus tard, les quelques faits tragiques avérés autour des salles d’arcades, racontant le décès de joueurs cherchant à atteindre le high score, sont la source inépuisable des théories les plus alambiquées. De quoi faire rêver, ou plutôt cauchemarder, le joueur intrépide qui sommeille en chacun de nous.

Pour plus d’informations, je vous renvoie vers l’article extrêmement complet né de l’enquête de la journaliste Cat DeSpira, publié en 2015.

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