Le monde se divise, dit-on, en deux catégories : ceux qui arrivent toujours à l’heure, voire en avance, et ceux qui ne s’embarrassent guère d’un quart d’heure, ou plus, de retard. Aujourd’hui, nous sommes loin des caprices de stars. Alors que les rythmes de travail et de vie s’accélèrent, le retard ne signale plus une désinvolture, il est devenu une condition existentielle générale qui nous mène au bord de la rupture. Dans ce contexte, ne serait-il pas temps de réhabiliter une forme de liberté par rapport au temps, voire de renoncer définitivement à le gérer toujours plus efficacement ?
En célébrant la vitesse comme idéal de croissance et de vie, le monde moderne industrialisé a créé en contrepoint la catégorie nouvelle des « hommes lents ». Ce sont ceux qui, comme le Charlot des Temps modernes, peinent à tenir la cadence des chaînes de montage pour finalement s’y dérober et inventer un autre rythme.
Le mot « lent » n’a pas toujours eu la connotation péjorative qu’on lui connaît. Jusqu’au début du XVe siècle, le latin lentus désigne chez les poètes et les naturalistes ce qui est mou, flexible, le contraire de rigide. L’adjectif s’applique plutôt au monde végétal, à la nature et à l’univers contemplatif que son existence éternelle suppose. Le basculement survient à la Renaissance : la lenteur ne désignant plus que le « manque de rapidité », s’y agrègent les notions de paresse, de fainéantise et même de luxure. La lenteur est le « sous-texte de nos sociétés modernes » qui, au fil des siècles, a systématiquement servi de repoussoir à la prétendue inéluctable marche du progrès. L’existence des hommes lents ouvre cependant « des possibles », une forme de résistance.