1. Si l'amour du prochain est le principe de la charité, aimer ses ennemis en est l'application sublime, car cette vertu est une des plus grandes victoires remportées sur l'égoïsme et l'orgueil.

Cependant on se méprend généralement sur le sens du mot aimer en cette circonstance ; Jésus n'a point entendu, par ces paroles, que l'on doit avoir pour
son ennemi la tendresse qu'on a pour un frère ou un ami ; la tendresse suppose la confiance ; or, on ne peut avoir confiance en celui qu'on sait nous vouloir
du mal ; on ne peut avoir avec lui les épanchements de l'amitié, parce qu'on le sait capable d'en abuser ; entre gens qui se méfient les uns des autres,
il ne saurait y avoir les élans de sympathie qui existent entre ceux qui sont en communion de pensées ; on ne peut enfin avoir le même plaisir à se trouver
avec un ennemi qu'avec un ami.

Ce sentiment même résulte d'une loi physique : celle de l'assimilation et de la répulsion des fluides ; la pensée malveillante dirige un courant fluidique
dont l'impression est pénible ; la pensée bienveillante vous enveloppe d'un effluve agréable ; de là la différence des sensations que l'on éprouve à l'approche
d'un ami ou d'un ennemi. Aimer ses ennemis ne peut donc signifier qu'on ne doit faire aucune différence entre eux et les amis ; ce précepte ne semble difficile,
impossible même à pratiquer, que parce qu'on croit faussement qu'il prescrit de leur donner la même place dans le coeur. Si la pauvreté des langues humaines
oblige à se servir du même mot pour exprimer diverses nuances de sentiments, la raison doit en faire la différence selon les cas.

Aimer ses ennemis, ce n'est donc point avoir pour eux une affection qui n'est pas dans la nature, car le contact d'un ennemi fait battre le coeur d'une
tout autre manière que celui d'un ami ; c'est n'avoir contre eux ni haine, ni rancune, ni désir de vengeance ; c'est leur pardonner sans arrière-pensée
et sans condition le mal qu'ils nous font ; c'est n'apporter aucun obstacle à la réconciliation ; c'est leur souhaiter du bien au lieu de leur souhaiter
du mal ; c'est se réjouir au lieu de s'affliger du bien qui leur arrive ; c'est leur tendre une main secourable en cas de besoin ; c'est s'abstenir en
paroles et en actions de tout ce qui peut leur nuire ; c'est enfin leur rendre en tout le bien pour le mal, sans intention de les humilier. Quiconque fait
cela remplit les conditions du commandement : Aimez vos ennemis.