Une parole d'expert avec Geoffrey Dorne, designer graphique, blogueur et fondateur de l'atelier Design And Human.
Toutes les études le disent, l'usage intensif des écrans ont un impact sur la charge physique et mentale des élèves. Mais comment se passer des outils numériques en période de confinement quand ils sont les vecteurs de la continuité pédagogique et plus largement de lien social ? Geoffrey Dorne propose un usage raisonné de ces outils et constate que la créativité qui s'exprime par leur biais annonce les pratiques pédagogiques de demain.

La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.


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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé. 

Interview animée en avril 2020 par : Claude Pereira Leconte  

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir 

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance 

Mixage : Simon Gattegno

Secrétariat de rédaction : Valérie Sourdieux

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr 

© Réseau Canopé, 2020


Transcription :

CLAUDE PEREIRA LECONTE | Geoffrey Dorne, vous êtes designer graphique indépendant depuis 2005, vous travaillez sur des projets numériques, imprimés et d'identité. Vous êtes également fondateur de l'atelier de design social et engagé Design & Human. Bonjour Geoffrey !

GEOFFREY DORNE | Bonjour Claude !

CPL | Alors, la continuité pédagogique demande aux enseignants de dispenser principalement leur apprentissage au travers des écrans. Pensez-vous que ce temps passé devant les écrans soit une source d'inquiétude ? Et si oui, pourquoi ?

GD | Alors, en effet, c'est une très bonne question, merci de me la poser. On sait, ce n’est plus un mythe, ce n’est plus une rumeur : les écrans ont un impact cognitif sur le cerveau et notamment le cerveau des plus jeunes, des enfants. Et donc on déconseille l'utilisation des écrans pour les tout-petits et on essaie de limiter au maximum l'utilisation des écrans pour les plus grands. Mais par contre, là on n'a pas trop le choix parce que justement on est à la maison, on est confiné — c'est le mot qui est employé —, et on doit travailler sur la continuité pédagogique via l'ordinateur, le numérique, internet et les écrans. Donc en fait, l'inquiétude pour qui elle est ? Est-ce qu’elle est plutôt pour les parents ? Est-ce qu’elle est plutôt pour les enfants ? Est-ce que les enfants se sentent inquiets de passer trop de temps devant l'écran ? Est-ce qu'elle est aussi pour les enseignants ? Donc déjà la question c'est : qui est inquiet ? Est-ce qu’il y a vraiment des signes d'inquiétude ? Parfois, c'est peut-être plus pour les parents de voir leurs enfants toute la journée. Et pour discuter parfois avec des étudiants qui sont en études supérieures, ils nous disent aussi parfois qu’ils sont trop longtemps devant l'écran et ils en ont un peu marre. L’inquiétude elle peut être aussi à 3 niveaux. Ça peut être au niveau de la charge cognitive. On passe beaucoup de temps sur un écran, donc on a beaucoup d'informations parce que l'écran permet d'accéder à beaucoup d'informations très rapidement. Et donc la charge cognitive peut vraiment être de plus en plus dense et de plus en plus intense, sachant que quand on est devant un écran, parfois on travaille, mais des fois aussi on est sur Facebook, on est sur les réseaux sociaux, on fait autre chose à côté donc très vite on peut s'égarer. La charge cognitive peut être très importante. Ça, c'est le premier point, donc il faut je pense arriver à l’alléger le plus possible. Ensuite, le deuxième point c'est la charge physique. Être assis devant un ordinateur, devant un écran, là aussi en termes de charge physique, c'est quelque chose qui peut parfois être dur. On se sent un peu... pas très bien dans sa peau, on a chaud, on a froid, c'est pas très très bien. Donc d'arriver aussi à gérer cette charge qui est physique, qui demande un effort physique. Et aussi il y a la question des outils utilisés. On fait très attention et j’invite autant les enseignants, que les étudiants, que les parents à faire très attention aux outils utilisés. Parce qu’on a beaucoup d'outils utilisés qui ont du tracking, qui proposent un peu de divertissement à côté, qui font du profilage aussi. Donc j’essaye d'inviter aussi les gens à utiliser soit des outils qui sont libres, soient à utiliser aussi des horaires, de vraiment se fixer des horaires de travail pour pouvoir aussi travailler hors écran. Et utiliser ce temps hors écran pour ensuite le mettre dans l'écran. On peut par exemple proposer aux étudiants et aux élèves de faire des cours à l'oral, de répondre à l'oral, d’enregistrer avec l'ordinateur ou le téléphone, plutôt que de taper un texte, en utilisant l'oral. Ou la photo, de prendre en photo un texte qui est écrit, etc. Donc d'utiliser l'environnement physique, tangible, sonore, visuel pour ensuite le remettre dans le numérique : prendre en photo, utiliser le son et l'envoyer à l'enseignant par exemple, et vice-versa, bien évidemment.

CPL | Alors vous nous parlez d'une multiplicité d'outils et certaines personnes sont un peu perdues au milieu de tout ça. Et on voit surtout une espèce de grand élan de créativité et de solidarité qui se manifeste. Hier, par exemple, je discutais avec une ancienne élève qui est au collège maintenant et elle m'expliquait, c'était assez amusant, qu'elle avait aidé une de ses enseignantes à créer un compte Instagram pour l'aider à faire classe et pour lancer un challenge de poésie. Donc ce que j'ai trouvé intéressant, à travers cet exemple, c'est que je me disais, est-ce que cette situation, qui est un peu insolite, n'allait pas faire évoluer les pratiques des professeurs, et puis surtout créer de nouveau ponts entre les générations parce que c'est nouveau quand même, qu'un élève apprenne quelque chose à son enseignant ?

GD | C'est une excellente question aussi. C'est assez amusant parce que pour moi, l'échange intergénérationnel, il est incontestable en cette période et aussi grâce au numérique. Il y a quelques jours, je regardais le journal télévisé de France 2, et on voyait une intervention de Bernard Pivot qui utilisait pour la première fois de sa vie Skype sur une tablette. C'était son gendre qui avait installé Skype. Donc tout à coup voilà, il était nouveau sur Skype et il était interviewé via ce support-là. C'était assez amusant de se dire qu’en effet, que ce soit pour les parents, les grands-parents, faire du lien avec les enfants les plus petits aussi, d'utiliser tous les outils numériques, ça crée du lien intergénérationnel. Ça crée aussi beaucoup de créativité. On le voit sur les réseaux sociaux, sur la création par exemple de comptes sur TikTok ou sur Snapchat ou sur Instagram pour parler de ce confinement, pour parler de l'école, parler des cours, parler de la vie à la maison aussi. Et ce qui est assez amusant quelque part aussi, c'est que ça arrive assez tardivement, cette reconnaissance du numérique et du smartphone notamment, par l'Éducation nationale, par l'enseignement en général. Et de se dire : « Ah oui, en fait, ça n'apporte pas que des mauvaises choses ! », comme parfois on l’entend. Mais qu'en fait le numérique, ça fait plus de 10 ans qu'on l’utilise très largement dans presque toutes les couches sociales et dans tous les domaines et on se dit qu'en fait finalement, ça peut être bien pratique. Après, la question que je me pose sur l'échange intergénérationnel, c'est, est-ce que ça va créer un précédent, est-ce qu'on va pouvoir conserver cette dynamique de liens, de tutoriels fait par des étudiants pour montrer aux enseignants par exemple ? Et si on veut que cette dynamique soit conservée, qu'elle continue d'exister et bien ça se prépare, ça se travaille en classe, ça se travaille avec les élèves, ça se travaille à la maison, ça se prépare avec les parents, etc. Pour pouvoir se dire, qu'est-ce qu'on tire comme conséquences et comme connaissances de toute cette diversité, de toute cette richesse que le numérique nous a nous a apportées pendant cette période de confinement un peu particulière, cette richesse créative aussi ? Et qu'est-ce qu'on aimerait poursuivre ? Est-ce qu'on aimerait poursuivre, une fois de retour à l'école, en classe, ces concours de poésie via Instagram, est-ce qu'on a envie de continuer de répondre à un sujet d'examen par exemple mais à l'oral ? Ou à l'écrit, mais pris en photo et envoyé par le numérique ? Tout ça, ça se travaille, ça se prépare, ça se réfléchit pour ensuite peut-être créer soit une transition pour un retour à l'école en douceur, soit un précédent. En disant voilà, la classe numérique, elle n'est pas forcément venue de l'Éducation nationale qui a dit c'est comme ça qu'il faut faire, mais elle viendra peut-être plutôt des élèves, des enseignants et des parents aussi, qui diront : « C'est pas comme ça qu'il faut faire. C'est comme ça que nous, on a fait et ça nous a plu, et ça nous a marqués, et on souhaite le préserver. »

CPL | C'est effectivement une réflexion qu'il va falloir mener pour ne pas perdre ce grand élan qu'il y a en ce moment et puis peut-être aussi le pousser pour réfléchir à comment aider ceux qui sont dans la fracture numérique.

GD | Tout à fait !

CPL | Très concrètement, vous nous avez parlé de beaucoup de choses, j'aimerais juste pour nos auditeurs revenir sur un point. Vous nous avez parlé de Tip Top ? Tic Toc ? Vous voyez, même moi, je ne sais pas. Est-ce que vous pouvez nous en dire juste un tout petit peu plus ? Parce que c'est un réseau social que je ne connais pas.

GD | Alors c'est un réseau social qui est arrivé après Snapchat, qui est un réseau social dans lequel il y a beaucoup de jeunes, voire très jeunes, qui permet de s'enregistrer en vidéo par-dessus des musiques, par-dessus des extraits de films, par-dessus des conversations, etc. Et donc, tout à coup, on se retrouve à faire du playback quelque part, en faisant des gestes, des mouvements, des danses, etc. Donc au départ, la base de TikTok c'est ça. Et après évidemment, ça a été détourné, ça a été réapproprié et ça a pris une ampleur mondiale. Aujourd'hui vous cherchez sur Youtube ou sur diverses plateformes de vidéo, vous cherchez TikTok, et là vous voyez plein de compilations de toute cette créativité qui existe, qui parfois est très drôle, parfois très surprenante et qui provoque des nouveaux usages là aussi.

CPL | Pour poursuivre sur ces usages, concrètement, quels sont les conseils pratiques que vous pourriez donner aux enseignants pour qu'ils puissent accompagner au mieux les élèves et les parents dans l'utilisation d'internet et de tous ces réseaux sociaux ?

GD | C'est très très simple, il y a vraiment des conseils très simples qu'on peut mettre en pratique. D'abord il y a le dialogue, sur un apprentissage mutuel — on en parlait juste avant —, pour que les parents puissent découvrir l'usage que font leurs enfants de certains outils numériques, qu’ils puissent eux aussi l'installer sur leur smartphone. Et puis de s'asseoir à table et dire : « Montre-moi comment ça fonctionne TikTok, montre-moi comment ça fonctionne Snapchat ». Et même, si je ne crée pas un compte moi-même en tant que parent ou enseignant, je vais au moins comprendre le déroulé d'une story, le déroulé de mise en ligne d'une vidéo, etc. Donc ça c'est un conseil très simple mais c'est hyper important. C'est aussi le partage des outils. À la maison on a aussi la prise de conscience que des fois, il y a un seul ordinateur pour toute la famille ou un smartphone pour toute la famille. Il faut arriver à partager les outils et donc créer du temps d'écran. Donc de dire voilà entre telle heure et telle heure, c'est à toi, entre telle heure et telle heure, c'est à moi. Et puis il y a la cohabitation, parfois il y a plusieurs ordinateurs ou plusieurs outils numériques et on parle tous en même temps dans la même pièce et ça peut être compliqué. Donc créer des temps, c'est très important. Se faire un petit planning, un petit programme, ce qui permet aussi, en créant ce genre de temps, d'avoir du temps hors écran. Ces temps hors écran, on peut aussi les créer comme des temps hors écran collectifs. L'enseignant peut par exemple inviter les élèves à avoir un temps hors écran pour aller recueillir des choses dans la bibliothèque, pour aller réfléchir ou interviewer ses parents, pour faire parler de tel ou tel sujet, ou ses petits frères, ou ses grands frères ou grandes sœurs je ne sais pas. Donc que ces temps hors écran soient aussi des temps d'enrichissement collectif. Un autre conseil hyper important, c'est de ne pas multiplier les outils. Je vois certains enseignants qui proposent deux, trois, quatre, cinq outils pour la même classe. Ça rajoute à chaque fois un degré de complexité sur l'usage de ces outils. Parce qu'un outil, il faut l'apprivoiser et un outil parfois, il est complexe. Donc vraiment essayer d'exploiter l'outil dans sa globalité et jusqu'au bout. Un autre conseil aussi pour les enseignants là en l'occurrence : parfois il est possible de faire des petits tutoriels avec des applications qu'on appelle le screen casting. « Screen », comme l'écran et « casting » comme le fait d'enregistrer son écran. Il y a des plugins sur les navigateurs, il y a même des logiciels qui font ça, ce qui permet d'ouvrir l'application et d'enregistrer avec sa voix. De dire : « Voilà vous cliquez ici, vous cliquez là, là vous remplissez tel champs ». Et après on envoie la vidéo et c'est tout de suite beaucoup plus clair. Le dernier conseil, c'est de faire confiance aux parents, aux élèves et aux enseignants, pour aussi diminuer la charge de travail. Et c'est pas parce qu'on est sur le numérique qu’on est isolé. Donc recréer de l'échange, du dialogue et de la collaboration grâce au numérique pour éviter cet isolement, parce qu’il y a beaucoup de gens aussi et d'élèves qui sont isolés.

CPL | Merci beaucoup Geoffrey pour ces éclairages et pour ces conseils pratiques, très pertinents. Au revoir !

GD | Merci, au revoir !