Témoignage d'une professeure en collège.
La situation déstabilise les pratiques pédagogiques et les relations aux élèves. Quelles transformations profondes se dessinent dans le choix des contenus, dans les contacts avec les élèves et dans l'appréhension de son enseignement ? Nisa Fiogère, professeure de SVT en collège et membre du groupe de formation académique en EDD, partage avec nous son expérience.

La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.


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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé. 

Interview animée en avril 2020 par : Silvère Chéret 

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir 

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance 

Mixage : Laurent Gaillard

Secrétariat de rédaction : Valérie Sourdieux

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr 

© Réseau Canopé, 2020


Transcription :

SILVÈRE CHÉRET | Bonjour, je reçois aujourd'hui Nisa Fiogère. Bonjour Nisa.

NISA FIOGÈRE | Bonjour !

SC | Je te remercie par avance d'avoir accepté de consacrer du temps pour cet entretien. « Aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ou indigne d’analyse », écrivait Primo Levi dans Si c'est un homme. C'est précisément d'expérience humaine et de son analyse dont nous allons parler ensemble. Je te propose d'aborder cet échange sous l'angle de la transformation que va peut-être provoquer cette expérience du confinement chez les enseignants, donc chez toi-même, dans les pratiques d'enseignement, et sur la nature éphémère ou durable de cette transformation. Ma première question est la suivante : pourrais-tu nous décrire ton cheminement pédagogique depuis le début de cette expérience de confinement ? A-t-il provoqué une réflexion, une remise en question, voire initié une transformation dans ta pratique ?

NF | Depuis plusieurs jours, le Covid ébranle mes habitudes de travail. J'ai vite compris que je ne pouvais pas envoyer mon cours classique à mes élèves, qu'il fallait repenser des contenus, ne plus répéter, ne pas envoyer ce qui était prêt, mais faire autrement. Ça signifie s'adapter, mais pas seulement. Parce que c'est un élève seul qui reçoit mon contenu. Un élève qui n'a pas forcément accès à un ordinateur régulièrement, un élève qui manque peut-être de motivation, qui reçoit des consignes de tous mes autres collègues en parallèle. Avec un peu de chance, il est peut-être accompagné par un parent, mais ce parent est-il familier du monde éducatif et de ses codes ? Est-ce qu'il a la disponibilité ? Est-ce que la relation enfant/parent est sereine ? C'est tout ça que j'avais en tête quand j'ai conçu mes premiers contenus. Au début j'ai fait des envois très simples, courts, avec des consignes que j'espérais les plus claires possibles. J'ai créé des fils de discussion en parallèle avec mes élèves. J'ai essayé d'être rassurante et pourtant je sentais que ça ne convenait pas. Je sentais que ça n’allait pas lorsque j’employais des formules comme : « Je vous laisse faire ce travail pour lundi » ; ou quand je terminais mes écrits par un simple « bonne journée ». Ce n’était pas du tout adapté. Parce que mes élèves vivent la crise encore plus que d'habitude. Il faut que j'envisage mon élève comme une personne en construction. Il faut que je l’envisage dans sa globalité, dans sa complexité : est-ce qu'il est anxieux ? Est-ce qu'il arrive à mettre en mots ce qu’il ressent ? Est-ce qu'il sait le faire ? Est-ce qu'il sait s'écouter ? Est-ce que moi je peux apprendre à le faire ? Autour de lui y a-t-il des proches qui souffrent ? Ça m'a semblé crucial d'avoir accès à tout ça.

SC | À quel moment as-tu perçu qu'il fallait impérativement que tu tiennes compte de la disponibilité des élèves, qu'elle soit affective, mentale ou physique, dans ce cadre ? Et comment ça s'est-il traduit dans ta démarche ?

NF | Ça m’a pris quelques jours pour prendre du recul. Je me suis demandée ce que je voulais construire, pourquoi et surtout comment. Au fur et à mesure de mes envois, j’ai essayé de créer des liens avec mes élèves. Je prends le temps de leur demander comment ils vont, de les encourager à mettre des mots, à dire ce qu'ils vivent et comment ils le vivent. Je termine mes envois avec des formules plus adaptées. Je dis que le travail est à faire pour telle date. Je dis de faire au mieux et de ne pas hésiter à me dire s'il y a des difficultés. Je t’avoue que je m'autorise à écrire ce que je pense, des choses que je n'osais pas avant. Je leur dis par exemple qu’ils prennent soin d’eux. Que notre relation enseignant/élève me manque, je leur dis un peu de moi, mais juste ce qui me semble nécessaire pour renforcer notre lien. Mais ça, ça n’a pas été un changement immédiat pour moi. Ça m'a demandé un peu de temps, un peu de travail sur moi, parce que je ne voulais pas que ce soit artificiel. Avec certains, les échanges ont été spontanés tout de suite. Au fur et à mesure j'ai trouvé que les écrits étaient plus denses, que l'élève s’exprimait de plus en plus souvent, de mieux en mieux. Et puis avec d'autres, ça n’est pas encore le cas, mais je veux prendre le temps. Je ne suis plus dans cette course au programme. Je veux utiliser les programmes mais ne plus être enfermée dans ces programmes. Je veux aussi repenser le temps que je me donne pour construire avec mon élève.

SC | Concrètement, en quoi cela a-t-il modifié tes priorités en termes d'objectifs et de contenus pédagogiques, à travers quelques exemples si possible ?

NF | J'ai choisi de renforcer les contenus, les compétences que j'avais commencé à travailler dans mes différents cours avant le confinement. Mais surtout, j'ai choisi d'accompagner la réflexion en partant du vécu, de notre vécu de la crise. Avec mon groupe de 6e EIST (enseignement intégré des sciences et technologies) par exemple, j’ai traité les notions des besoins nutritifs journaliers, les contenus des aliments pour qu'ils puissent bien les choisir. Maintenant, je leur demande ce qu'ils mangent en ce moment, comment ils mangent, qu'est-ce qui a changé depuis le confinement, où est-ce qu'on trouve ces aliments, quelle provenance, est-ce qu'ils vont faire différemment après ? Je leur demande de me parler de leur sommeil, de faire le lien avec leurs activités et la façon dont ils vivent le confinement, dont ils le comprennent. Et je trouve que les remontées sont de plus en plus nombreuses. Les élèves ont besoin de parler. Donc ils disent ce qu'ils mangent, ils disent qu'ils mangent beaucoup de féculents, ils demandent comment ils peuvent ajuster, ils regardent les contenus des aliments qu’ils mangent. Ils réfléchissent à leur provenance, à la façon dont on a été les chercher, aux personnes qui étaient là pour pouvoir donner ces aliments... Je me rends compte que je vais pouvoir travailler sur la complexité, sur les interactions, et qu’il va en sortir quelque chose de plus riche. Alors je me suis dit qu’il fallait que je repense absolument toutes mes thématiques de climat et de biodiversité, pour accompagner à penser en systèmes. Je pensais à la notion de biodiversité, j’aimerais les accompagner à penser l'homme comme faisant partie d'un tout. À penser les interactions au sein du monde vivant. J’ai ça à creuser, un travail sur l'homme qui contient lui- même le microbiote... C'est tout cela qu'il faut que je développe avec mes élèves de cycle 4. J'espère, avec ce temps de travail où je pars de ce qu’ils me disent, que je vais pouvoir m'appuyer sur cette expérience commune que l’on vit ensemble, pour construire avec eux une vision complexe de ce qui est autour de nous pour permettre à mes élèves — car j’ai conscience que ce sont eux les citoyens de demain — de s'adapter, de proposer du neuf. Et ça, je pense que j'ai la possibilité de le faire.

SC | Est-ce que tu sens déjà qu'il y aura des conséquences, au terme de cette situation, dans ce cheminement, vers une modification de tes pratiques, de ta posture d'écoute et d'enseignement ? Ou est-ce que ça s'arrêtera au moment où on reprendra les cours ?

NF | Je pense qu'on est parti dans une direction et qu'on ne pourra plus revenir en arrière. J'essaye de prendre autant que possible du recul sur ma pratique, et je pense que ça fait sens aussi auprès de mes collègues, et je veux garder cet état d'esprit. Je me demande à chaque fois : qu'est-ce que je veux construire chez mes élèves, et comment je vais m'y prendre ? Là, tout de suite ce que je veux développer, c'est une lecture complexe du monde. C’est-à-dire ne pas cloisonner, mais travailler les liens, les interactions entre les éléments et reconnaître les interactions dynamiques. Je veux vraiment développer chez mes élèves la pensée critique : fonder ses choix sur des sources fiables, apprendre à repérer l'information, prendre des distances avec les croyances, être en mesure de déconstruire pour comprendre comment les contenus sont construits. Je crois qu'il faut développer surtout maintenant l'engagement, leur aptitude à devenir force de proposition, et peut-être l'inter-culturalité : s'ouvrir aux autres pour être confronté à d'autres points de vue. Voilà les grands axes que je me suis fixée. Mais ça oblige à être dans une posture d'accompagnement, de lâcher prise, comme le dit Dominique Bucheton. J’ai maintenant décidé de piocher dans mes programmes ce qui va me permettre d'y parvenir. Jusque-là, on faisait complètement l'inverse. Je veux changer le rapport aux connaissances. Qu’ils se rendent compte qu'il ne faut pas les empiler, qu’ils ont affaire à des connaissances qui ne sont pas stabilisées, et qu'il va falloir apprendre à faire des choix dans l'incertitude. J’ai tout ça en tête, je me dis que ça réfléchit, je verrais ce que ça va donner dans les prochaines semaines.

SC | Est-ce que tu sens que ta posture d'écoute, par rapport à eux, est en transformation complète ?

NF | Je pars beaucoup de ce qu'ils me disent et je crois qu’effectivement, j'ai lâché prise sur des contraintes que j'avais, des contraintes de temps, des contraintes de programmation.

SC | Ok, cela nous éclaire bien. Je conclurai simplement en te demandant pour terminer cet échange — je prends l'habitude de poser cette question maintenant — d’évoquer en quelques mots une réussite, un bon moment, une belle surprise que tu as eu avec une de tes classes ou un élève, et qui donne du sens à tout ce qui se passe en ce moment et à ton action d’enseignement.

NF | Là je pense à un échange avec une de mes élèves de 3e. Juste avant le confinement, on s'est quittées sur un moment où il fallait que je la recadre. Quand j'ai fait mes envois collectifs, elle ne posait pas de questions. Je voyais qu'elle recevait mes messages, mais elle ne me répondait pas. Alors je lui ai écrit personnellement et elle m'a répondu tout de suite pour me remercier. Elle m'a répondu qu'elle avait repensé à mon cours d'immunologie qu'elle n'avait pas aimé au départ — le mode d'action des virus, les réponses de notre système immunitaire — et qu'elle reprenait maintenant. Qu’elle creusait l'émergence des virus. Je me suis dit que les choses prennent sens auprès de nos élèves, que ça prend du temps et qu’il faut en être conscient, avoir confiance en ça. Nos élèves s’en imprègnent, ça prend du temps mais forcément ça va donner quelque chose plus tard.

SC | Nisa, je te remercie infiniment pour ce témoignage. Je te donne rendez-vous prochainement pour reprendre notre échange et pour faire un point, si tu es d’accord. Je te souhaite une très belle journée et surtout prend bien soin de toi.