Professeure d’anglais dans un collège du Frais Vallon à Marseille, Véronique Debauche a trouvé dans la pédagogie de projet une façon d’impliquer ses élèves en donnant plus de sens aux apprentissages. Dans ce récit, elle nous raconte comment la culture artistique qu’elle affectionne peut être émancipatrice pour ces jeunes, à condition de procéder par étapes et de respecter ce qu'ils sont. Elle évoque notamment son projet phare de danse africaine, Racines en mouvement, dont le succès a dépassé ses espérances, ou encore, le choc esthétique reçu par l’une de ses élèves lors d’un spectacle. Des exemples qui rappellent que monter sur scène ou devenir spectateur, c’est un processus qui s’apprend. Une interlocutrice solaire bien ancrée dans son rôle de pédagogue et de passeuse.

La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.

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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé.

Émission préparée et réalisée par : Jean-Paul Fillit

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance

Mixage : Laurent Gaillard

Secrétariat de rédaction : Magali Devance

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr

© Réseau Canopé, 2021


Transcription :

Je suis Véronique Debauche. Je suis professeure d'anglais au collège Jacques Prévert depuis 1994, dans le quartier de Frais Vallon qui se situe dans les quartiers nord de Marseille. Frais Vallon, c'est une cité de 7 000 habitants à peu près, mais qui n'est pas vraiment enclavée parce qu’on a le métro qui est au pied de la cité et ça c'est extrêmement important parce que c'est une porte ouverte sur la ville.

Très tôt, dans ma pratique, j'ai compris qu'il fallait travailler différemment. Alors différemment pour moi, ça a été tout de suite de m’investir dans la pédagogie de projet parce que la pédagogie de projet donne du sens aux apprentissages. C'est-à-dire qu’on a une pratique commune pour arriver à la réalisation de quelque chose et aussi pour donner un bagage culturel à nos élèves. Nos élèves ne sont ni moins intelligents ni plus intelligents que les autres. Ils n’ont juste pas cette culture dite générale qui est centrée sur l’écrit, la maîtrise de la langue, centrée sur des savoirs que les parents sont censés inculquer à leurs enfants. Ils ont leur propre culture qui n'est pas valorisée à l'école. N'oublions pas que nos élèves sont bilingues, voire trilingues quelquefois, et ça c'est une richesse juste incroyable.

Donner un bagage culturel, c'est dans le contenu et aussi dans l'approche, dans la réflexion. La culture, c'est aussi apprendre à réfléchir, à mettre les choses en lien, à avoir du recul. De par ma sensibilité, c'est surtout une culture artistique que je propose. Aller au théâtre, ça ne va pas de soi, aller voir des spectacles de danse, aller voir une exposition, ce n'est pas naturel et ça s'apprend. Et tout le monde sait que cette culture générale est l’une des conditions pour réussir à l'école.

Parmi les projets phares, il y a le projet Racines en mouvement, qui est un projet de danse, et un projet de danse africaine. Alors pour comprendre pourquoi je suis arrivé là, il faut comprendre comment j'ai rencontré la danse africaine. En fait, avant de rencontrer la danse africaine, j'ai rencontré une personne qui s'appelle Marie-Christine Saby, qui était en 2003 danseuse et professeure de danse africaine, et elle m'a proposé un voyage au Sénégal. Et là, j'ai rencontré la danse africaine et ça m'a bouleversée. Moi qui dansais depuis si longtemps, qui avais fait de la danse contemporaine, du jazz, du classique, j'ai rencontré quelque chose qui était tout à l'inverse de ce que j'avais appris, mais qui était magnifiquement beau, qui était extrêmement technique, extrêmement codé, et j'ai voulu pratiquer. C'est ce que j'ai fait pendant deux mois, donc je suis restée deux mois au Sénégal et j'ai dansé pendant deux mois. De par cette expérience, j'ai voulu faire partager ce que j'avais ressenti et on a en fait été submergé par la demande. On a ouvert un petit atelier, on pensait avoir 15 élèves et on a vu débarquer 50 filles et garçons.

L'important, vraiment, c'est de ne pas imposer. Moi je sais exactement où je vais, je sais où je veux aller, mais je n'arrive pas en disant « on va faire comme ci, on va faire comme ça » dans cette fameuse culture générale, façon de penser universelle, à laquelle l'élève n'arrive pas à accéder nécessairement. Mon entrée, c'est lui, ce qu'il sait et ce qu'il ressent.

En 2013, on a eu la possibilité d'aller voir dans le cadre du festival de danse de Marseille un travail du chorégraphe afro-américain Bill T. Jones. Mais – il y avait un petit « mais » – c'est que Bill T. Jones mettait en scène ses danseurs nus. « Ceux qui ne veulent pas venir ne viennent pas et puis les autres, ceux qui se sentent, vous venez. » Bon, la majorité décide de venir. Et donc on est dans cette salle, ça se passe. Et à l'entracte, Hadidja était assise sur son fauteuil, scotchée à son fauteuil. Alors c'est une élève qui ne parle pas beaucoup, qui est discrète, qui ne se confie pas, qui est un peu bougonne, qui… voilà, ce n'est pas une communicante. Et elle était assise sur son fauteuil avec les deux mains accrochées sur les accoudoirs, elle était quasi prostrée et elle répétait en boucle : « Madame, c'est trop beau, madame, c'est trop beau, madame, c'est trop beau ! » Et là, moi j'ai ri parce que je me suis dit « mais là, elle est en train de faire un choc esthétique », ce qu'on appelle le choc esthétique. Alors je raconte cette anecdote parce que… pourquoi est-ce que ça a été possible ? C'est parce que pendant quatre ans, on a ouvert ces élèves à d'autres formes d'expression, on les a sortis du quartier, on leur a parlé, ils ont échangé avec des gens de l'extérieur, ils ont appris des nouvelles pratiques liées à la danse et c'est un travail qui s'inscrit dans un temps long. Je pense qu’on prend des élèves lambda qu'on n'a pas préparés et on les emmène voir un spectacle avec des danseurs nus, c'est la catastrophe. Et là, ça n'a pas du tout été la catastrophe. Elles étaient prêtes. Elles étaient prêtes parce qu'elles avaient été formées les années antérieures à autre chose.

Bien sûr, tous ces projets, je les fais hors temps scolaire, parce que ça donne de la liberté, parce qu'on a plus de temps, si on travaille un mercredi après-midi ou un jeudi soir le temps peut s'étirer un petit peu. Et puis aussi parce que ces projets ne touchent pas directement ma discipline. La pédagogie de projet, ça apporte à l'élève déjà beaucoup de satisfaction. La satisfaction d'aboutir à un projet collectif qui est valorisé auprès de la communauté éducative, qui est valorisé auprès des familles et du quartier. Et ça, ça apporte énormément de fierté aux élèves. De la confiance en soi bien évidemment. Et ça développe des savoir-faire et des savoirs tout simplement. Et la pédagogie de projet, lorsqu'il y a une ouverture sur l'extérieur, enseigne les codes de la société, des codes qui sont transposables ensuite lorsque les élèves sont au lycée, lorsqu'ils sont en entretien d'embauche, ça c'est quelque chose qu’ils gardent à vie. Ici, les élèves ont besoin de nous. Je ne dis pas de moi, je dis de nous, de tout le monde ici. Ils ont besoin de nous et je sens vraiment que mon travail est utile et je pense que nous avons la chance et le pouvoir de changer la vie de certains de nos élèves. Et les projets, justement, c'est pour eux, c'est pour les faire avancer, c'est pour les faire aller plus loin, pour les ouvrir. Puis c'est pour me faire plaisir à moi aussi, parce qu’évidemment, je travaille toujours sur des sujets qui m'intéressent énormément. Et c'est ça ma réalisation. Je suis très très heureuse d'être professeure d'anglais au collège Jacques Prévert, à Frais Vallon dans le 13e arrondissement de Marseille.