Série estivale spéciale EMI
Dans cet épisode, la chercheuse Amandine Kervella nous livre une vision élargie de l’EMI à partir de ses observations de terrain. Elle se demande comment envisager la question de façon plus transversale, en ne la centrant pas exclusivement sur la construction de la citoyenneté. Bonne écoute…
- Fréquences écoles, association qui accompagne les pratiques numériques et médiatiques de toutes et tous.
- CLÉMI, Centre pour l’éducation aux médias et à l’information.
La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.
Retrouvez-nous sur :
Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé.
Émission préparée et réalisée par : Luc Taramini et Hervé Turri
Directrice de publication : Marie-Caroline Missir
Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance
Mixage : Laurent Gaillard
Secrétariat de rédaction : Aurélien Brault
Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr
© Réseau Canopé, 2022
Transcription :
Je suis Amandine Kervella, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication au service recherche de l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse [ENPJJ] à Roubaix (59), et membre du laboratoire GERiiCO [groupe d'études et de recherche interdisciplinaire en information et communication].
J’ai commencé à m'intéresser à l'éducation aux médias et à l'information il y a assez longtemps finalement. Quand j'ai terminé ma thèse, en 2008, j'ai été sollicitée par une association lyonnaise d'éducation aux médias qui s'appelait, et qui s'appelle toujours, Fréquence écoles, pour venir parler de ma thèse dans des classes et à des formateurs puisque qu’elle portait sur la médiatisation, dans la presse française, du terrorisme perpétré dans le cadre du conflit israélo-palestinien et du conflit tchétchène. À l'époque, on parlait beaucoup de comment ce conflit israélo-palestinien était médiatisé. Dans les classes, il y avait une envie d'en discuter, d'en débattre et, du coup, c'est comme ça que je suis arrivée au tout début à toucher un peu du doigt la question de l'EMI. Et, étant dans les sciences de l'information et de la communication, plus fortement, il y a à peu près 7-8 ans je pense, un peu dans l'après 2015, où il y avait forcément plein de questions qui se posaient sur la médiatisation des attentats, puis sur les circulations de fausses informations, de théories du complot. Avec des collègues, on s'est dit qu’on avait envie d'aller voir ce qu’il se passait dans des classes, au-delà d'études de politique publique d’EMI ou au-delà de ce genre d'approches ou d'approches par compétences. Mais, vraiment, [pour voir] comment faisaient les professeurs, les éducateurs dans les classes, dans les maisons de quartier.
Pour résumer, je dirais que j'ai découvert plus de complexité que ce à quoi une majorité de discours médiatiques ou de politiques publiques qui traitent de l'éducation aux médias et à l'information peuvent laisser penser. À la fois de la complexité du côté des élèves, car on représentait de manière très caricaturale les pratiques médiatiques, informationnelles des plus jeunes. Et à la fois de la complexité du point de vue des enseignants et des intervenants en éducation aux médias et à l'information qui, évidemment, avaient des pratiques cadrées par un cadre normatif, des priorités – travailler sur les fake news, ce genre de choses-là – mais qui, dans leurs classes et dans les centres sociaux par exemple, étaient quand même très à l'écoute des pratiques médiatiques de leur public, de leurs attentes, des questions qu’ils se posaient. Là aussi, des complexités que je n'avais pas forcément imaginées avec des questions sur : « Comment est-ce qu'on éduque au numérique ? », « Quelles postures pédagogiques est-ce que cela suppose ? », « Quelle place pour les journalistes dans ces dispositifs-là ? », « Qui éduque à l’EMI ? » Cela n'était pas des questions de recherche qu'on avait à priori posées et qu’on s’est posées petit à petit avec nos collègues. Des questions qu'on n'avait pas envisagées avant d'aller sur les terrains.
On a vraiment une tradition scolaire où on envisage avant tout l’EMI dans son lien avec la construction de la citoyenneté. Je pense qu'il est difficile pour l'institution scolaire de saisir les enjeux de l’EMI dans une forme de transversalité un peu plus large. Traiter des stéréotypes dans les médias, c'est plus facile à faire en partant de l'information d'actualités qu'en partant de la téléréalité. Et, pour autant, en termes de pratiques médiatiques personnelles, peut-être que ça peut être plus intéressant. Et on voit que c'est assez difficile. Cela va trouver sa place, je pense, dans des projets. La pédagogie de projet permet vraiment d'ouvrir des espaces, un peu de liberté où on voit les choses un peu différemment. Il y a [l’EMI dans] d'autres pays aussi. Je pense à une collègue qui s'appelle Marlène Lohac, qui a travaillé par exemple sur une comparaison avec des pays parfois anglo-saxons, et qui a montré qu'en Australie on avait une vision de l’EMI qui était beaucoup plus tournée vers la question de la créativité, de l'expression, en lien avec différentes formes artistiques et aussi issues de la culture populaire. C'est vraiment une autre manière de voir l'éducation aux médias. Ce qu'on observe avec mes collègues, c'est qu'il y a vraiment un angle qui est très fort et j'aurais envie de dire de plus en plus fort depuis 2015 où, dans un contexte post-attentats, on a vraiment souligné des enjeux : liberté d'expression, laïcité, défense des valeurs de la République, prévention de la radicalisation menant à la violence, lutte contre les séparatismes récemment. On a associé tout ça à l'éducation aux médias et à l'information. Et c'est vrai que je trouve cet angle très restrictif. Ce qui me semble un peu problématique, c'est que parfois on voit quand même se dessiner un continuum symbolique. C'est une lecture que j'ai de certaines politiques publiques donc c'est très discutable. Mais quand on déploie toujours auprès des mêmes populations – et je l'observe dans le Nord – une focalisation de beaucoup de projets sur des territoires politiques de la Ville, ce qu’on va pouvoir appeler des quartiers populaires qui regroupent aussi beaucoup de populations que je vais qualifier de « racisées » (des jeunes gens « racisés » issus de quartiers populaires), quand on focalise sur eux tous les dispositifs qui sont de promouvoir les valeurs de la République ou de lutter contre les séparatismes, la désinformation, les fake news par l'éducation aux médias, je trouve qu'on renvoie quand même à ces populations l'idée qu'elles auraient des pratiques médiatiques qui seraient non seulement dangereuses pour elles-mêmes, mais qui seraient peut-être aussi en délicatesse avec la République ou les valeurs de la République.
Sur les réseaux sociaux, ce que l’on observe encore une fois avec mes collègues – je pense que ce sont des discours qui sont quand même beaucoup développés en sciences de l'information et de la communication –, ce sont des diabolisations régulières et changeantes, mais toujours les mêmes, avec des formes de discours qui prennent parfois des formes de panique morale où on imagine des médias avec obligatoirement des effets forts et intrinsèquement dangereux. Dans les années 60, 70, 80, c'était la télévision. Avant, les romans ont pu aussi susciter ce même genre d'appréhension. Aujourd'hui, ce sont les réseaux sociaux où on voit beaucoup de discours en circulation. En fait, on ne s'intéresse pas du tout aux pratiques et, typiquement, quand on parle du temps d'écran, on est aussi un peu dans cette vision-là, c’est-à-dire qu’on ne se demande pas ce que les gens font avec les médias, comment est-ce qu'ils les utilisent. On a quand même cet imaginaire très polarisé et très déterministe, c'est-à-dire que les écrans, les réseaux sociaux, les jeux vidéo, la télévision, c'est mal. Et donc on essaye de développer tout un nombre de travaux pour regarder ce que les gens font avec les réseaux sociaux. Et on voit que les gens font des choses assez formidables avec les réseaux sociaux. Et ça, je pense vraiment qu'il ne faut absolument pas l'oublier en termes d'ouverture, de créativité, d'expression de soi. Il se passe quand même des choses qui sont assez formidables, qui plus est à l'adolescence. Je pense que si on veut travailler l'éducation aux médias et à l'information, il y a évidemment toute une partie découverte, ouverture d'esprit. Si on fait complètement l'impasse sur ce que les jeunes utilisent, les enjeux de l'usage quotidien, ordinaire des réseaux sociaux numériques, je pense qu'on passe très largement à côté de la question.