Série estivale spéciale EMI

Dans cet épisode, Sophie Jehel, spécialiste des pratiques numériques des jeunes, nous explique quelle est leur relation aux plateformes. Elle plaide pour que l’école prenne en compte leur culture numérique dans son ensemble, au-delà du prisme de la désinformation. Bonne écoute...

  • Jehel Sophie, L'Adolescence au cœur de l'économie numérique, INA, 2022.
  • CLÉMI, site du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information.


La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.

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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé.

Émission préparée et réalisée par : Luc Taramini et Hervé Turri

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance

Mixage : Laurent Gaillard

Secrétariat de rédaction : Aurélien Brault

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr

© Réseau Canopé, 2022


Transcription :

[Je suis] Sophie Jehel, maîtresse de conférences à l'université Paris 8 en sciences de l'information et de la communication, chercheuse au laboratoire Cémti [Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation]. Et je viens de publier un ouvrage, L'Adolescence au cœur de l'économie numérique [INA, 2022].

Cette notion de chaos informationnel m'est venue de premiers entretiens que j'avais pu faire en Normandie. C'était à l'époque où l'Éducation nationale voulait absolument développer la relation avec le numérique, les outils numériques, etc. Et ce qui venait des jeunes, c’était que le numérique n’était pas du tout pour eux l'idéal, le paradis, que c'était un espace dans lequel ils savaient qu'il fallait aller parce que c'était là qu'on se sociabilisait, qu'on se construisait une identité sociale en fait – numérique mais aussi sociale –, c'est là qu'on a accès à beaucoup d'informations ou de sources de loisirs, etc. Mais c'est compliqué parce qu’on n’a pas sur le compte exactement ce qu'on veut. On est en décalage permanent avec ses propres intérêts donc on est en permanence déçu.

Avec des psychologues cliniciens, nous avons identifié quatre postures stratégiques. La première, c'est justement cette adhésion. On adhère à l'image : « On l’a vu, donc c’est vrai. » La deuxième stratégie ou posture qui m'a frappée, c'est celle de l'évitement. On imagine que, parce qu’on reçoit des images, les jeunes vont forcément tout regarder mais pas du tout. Il y a des images qu'ils évitent, qu'ils ne veulent pas regarder parce que ce sont des sujets qui ne les intéressent pas. Et la chose qui m'a surprise aussi est par rapport aux images sexuelles. C’est-à-dire qu’on a aussi, en tant qu'adulte ou en tant que média, l'idée que dès qu'il y a des images de sexualité, les jeunes vont absolument aller les regarder. Mais ça n'est pas vrai. La troisième posture est une posture d'indifférence. En réalité, elle est relativement minoritaire, en tout cas dans l'échantillon que j'avais. L'indifférence est liée quelque part à un sentiment d'impuissance et aussi parfois à un refus de prendre ses responsabilités sur le tri qu'on va faire dans ses contacts, etc. Et puis la quatrième posture est une posture d'autonomie, donc c'est celle que les enseignants ont envie de favoriser ou, en tout cas, ont pour mission de favoriser.

Les enseignants se sentent souvent un peu en infériorité par rapport aux jeunes, à leurs élèves, parce qu'ils connaissent moins bien certains réseaux sociaux. Les jeunes, ils cumulent, ils sont sur Snapchat, Instagram. Ils ne sont plus beaucoup sur Facebook, sauf dans les milieux populaires. Ils sont sur TikTok, Twitch. Il y a en fait un éventail très important de réseaux sociaux qui sont gérés par les jeunes. Tous ces réseaux sociaux ne correspondent pas nécessairement aux pratiques des enseignants. Et je ne suis pas pour dire qu'il faut absolument utiliser TikTok ou Snapchat dans la vie professionnelle. Mais, simplement, connaître leur fonctionnement est quand même très important. Pour l'enseignant, s'il a un peu travaillé la question, c'est intéressant qu'il puisse montrer qu'il y a des usages positifs, formateurs, informationnels de TikTok, d'Instagram ou de YouTube bien sûr. Et donc l'idée d'interdire certains médias ou d'interdire certains contenus médiatiques – qui sont précisément des contenus que les jeunes regardent beaucoup – est pour moi tout simplement ahurissant, ça n'a pas de sens pédagogiquement. L'émancipation peut se faire parce que, justement, l'élève va se rendre compte, non pas que le professeur sait tout mais qu'il peut y avoir des techniques intellectuelles qui permettent de comprendre pourquoi telles images sont fascinantes, quelles sont les ambivalences de certaines images auxquelles ils sont confrontés, etc. Et qu'on peut réfléchir dessus. On ne va pas faire ça tout le temps mais on en est loin, très loin. En cachant les choses, on empêche les jeunes les moins accompagnés d’arriver à construire des postures complexes et [de les] informer en fait de ces choses-là. Donc pour moi c'est une contradiction dans les termes. Ensuite, s'il s'agissait de dire : « On ne va pas sur les sites pornographiques », je serais d'accord.

D'une part, il y a un message, pas très nouveau, qui est de dire que de travailler sur les contenus médiatiques, les plateformes médiatiques, les pratiques médiatiques des jeunes – y compris les pratiques numériques – est un investissement intéressant pour les professeurs parce qu'ils vont rencontrer l'intérêt des élèves, à condition que tout leur message ne consiste pas à dire aux élèves qu’ils se comportent mal ou qu’ils regardent des médias qu'il ne faut pas regarder. La hiérarchie de valeurs se construit de façon un peu automatique quand on va montrer qu'il y a des contenus très complexes, d'autres qui le sont moins, etc., mais [il ne faut] pas l'aborder frontalement parce qu'il y a un investissement affectif fort des jeunes dans leurs pratiques médiatiques. Deuxième chose, c'est qu'il faudrait essayer d'éviter de se concentrer uniquement sur des questions que se posent les politiques et non sur celles que se posent les jeunes, notamment sur la question de la désinformation en tant que telle. Je crois qu'elle occupe beaucoup trop de terrain. Et la troisième chose, c'est que j'ai l'impression que si on était sérieux, c'est-à-dire que si on prenait vraiment au sérieux la transformation de nos sociétés… Ce n'est pas une révolution, mais c'est quand même une transformation forte de nos sociétés qui est présente depuis une cinquantaine d'années en fait. On avait déjà des phrases de [Jean] Baudrillard en 70 qui disait que les médias transformaient notre relation au réel et étaient devenus dans l'ADN du réel, donc qu'on ne voyait plus la réalité sans justement une médiatisation. Donc là on a une couche numérique qui, potentiellement, est placée sur à peu près toutes nos activités sociales et affectives. Donc je pense que prendre conscience de cela, si on est sérieux, c'est vouloir vraiment transformer en profondeur l'école, donner à l'éducation aux médias une place beaucoup plus centrale et aussi transformer l'emploi du temps des jeunes. Ça suppose qu'il y ait des temps longs où les jeunes peuvent se consacrer à un projet, ne pas lâcher sur la dimension théorique pour autant, être dans une forme d'activité créatrice qui peut être assez diverse et donner plus de place aux projets. Mais pas en alourdissant encore plus la charge des enseignants. C’est ça qui est très compliqué car aujourd'hui, comme il y a 30 ans, les enseignants qui sont les plus impliqués dans l'éducation aux médias sont quand même ceux qui sont volontaires et qui vont faire beaucoup d'heures gratuites. Donc ça c'est très bien. Heureusement, si on les reconnaît, si l'institution les reconnaît un peu, c'est bien. Mais ça ne peut pas être un modèle qui permet de développer l'éducation aux médias à une échelle souhaitable.