Afin que les élèves s’accrochent, il faut que les enseignants accrochent. Pour Frédérique Weixler, spécialiste de la lutte contre le décrochage scolaire, la clé est la capacité des enseignants à agir au quotidien. Il ne s'agit pas de leur demander de faire plus, mais de faire autrement. Encore faut-il se sentir compétent face à ces situations. Dans cet épisode enregistré en live, Frédérique Weixler répond directement aux enseignants : comment reconnaître un élève décrocheur ? Quelles solutions proposer ? À qui s'adresser ? Elle donne aussi des clés et des leviers d’action pour chacun, dès le primaire, tout en soulignant le rôle essentiel de la coopération et du collectif dans les réponses qui peuvent être apportées par le système éducatif.


La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.

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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé.

Émission préparée par : Hélène Audard et Régis Forgione

Réalisée grâce à l'appui technique de : Atelier Canopé 54 Nancy

Animée par : Hélène Audard et Régis Forgione

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance

Mixage : Simon Gattegno

Secrétariat de rédaction : Nathalie Bidart

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr

© Réseau Canopé, 2022


Transcription :

RÉGIS FORGIONE : Aujourd’hui, une émission exceptionnelle, diffusée en direct sur la chaîne YouTube de Réseau Canopé.

HÉLÈNE AUDARD : Oui, un « Parlons pratiques ! » avec le son et l’image ! Et un épisode doublement spécial puisqu’il vous donne la parole et qu’il s’appuie sur les questions que vous nous avez posées et que vous pouvez encore soumettre à notre invitée pendant toute la durée de l’épisode. Et qui est-elle, cette invitée ?

RF : Nous sommes avec Frédérique Weixler et avec elle, nous allons parler de lutte contre le décrochage, mais surtout de la capacité d’agir des enseignants, au quotidien. Et ensemble, on va se poser une question : « C’est quoi, un prof accrocheur ? »

HA : Alors Frédérique Weixler, bonjour.

FRÉDÉRIQUE WEIXLER : Bonjour Hélène. Bonjour Régis.

HA : Vous êtes inspectrice générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche, experte sur les politiques publiques et notamment sur la lutte contre le décrochage. Vous avez été à l’origine du plan « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage » en 2014 et vous publiez aujourd’hui un livre co-écrit avec Christian Enault intitulé Décrochage scolaire. Anticiper et franchir les obstacles.

RF : Je vous propose qu’on commence par un point sémantique. On a Carole, sur Facebook, qui nous a posé une question : « Comment reconnaît-on les décrochages ? » Et derrière cette question, on lit déjà peut-être un point de vocabulaire sur une ou des définitions du décrochage scolaire. 

FW : Oui, c’est important de savoir de quoi on parle pour éviter les malentendus. Il y a une définition administrative qui fait partie du Code de l’éducation. C’est : tout jeune qui quitte le système de formation initiale sans un niveau de formation qui est défini par la loi. Déjà, ce point est important parce que c’est évolutif. En 1978, c’était niveau fin de 3e. Actuellement, il faut que ce soit un diplôme inscrit au Répertoire national des certifications professionnelles équivalent du bac ou, si c’est un diplôme professionnel, niveau CAP. Donc ça, c’est la définition administrative, qui nous permet de nous comparer, d’une année sur l’autre, pour vérifier si on fait des progrès, et nous comparer avec d’autres pays. Donc, c’est important. Mais en termes de réalités vécues – que ce soit par les enseignants, les familles, les élèves, par toute la communauté éducative et même le grand public –, on voit que c’est bien autre chose. Le décrochage, c’est le processus, et pas seulement l’aboutissement. C’est le décrochage cognitif, c’est-à-dire les élèves qui ne sont plus en lien avec l’école, qui ne sont plus en lien avec leurs enseignants, voire avec leurs pairs. Donc, c’est cette réalité-là dont on a beaucoup parlé pendant la Covid puisque, depuis les confinements, une question s’est posée : « Est-ce que les élèves sont encore accrochés, est-ce qu’ils sont en lien avec l’école ? » Voilà donc, au quotidien et lorsqu’on veut vraiment prévenir le décrochage et le réduire, c’est cette définition beaucoup plus large qui est utilisée.

HA : Alors ce qu’on entend donc, c’est que c’est un processus. Et la question, effectivement, qui nous a été posée par Karia par exemple, sur les réseaux, c’est : « Quels sont les premiers signes du décrochage scolaire ? » Donc là, on va parler des signaux forts, des signaux faibles. Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ? 

FW : Alors depuis un certain nombre d’années, beaucoup d’auteurs, de chercheurs, aussi bien au niveau national qu’international, se sont posé cette question de : « Quels sont d’abord les facteurs ? – il y a une partie causes – Quelles sont les causes du décrochage ? » Et puis : « Quels sont les signaux qui permettent de le repérer ? », les deux étant finalement très liés. Parce que repérer les signaux, c’est pour permettre de lutter contre les causes. Donc, il y a beaucoup de catégorisations : facteurs environnementaux, professionnels, scolaires, personnels. On ne va pas débattre ici des catégorisations, c’est plus pour nous aider à penser. Ce qui est important, c’est de se dire : « S’il y a des facteurs de risque, ça veut dire qu’il y a aussi des facteurs de protection. » Comme vous le dites très bien, s’il y a des signaux faibles, il y a aussi, à l’inverse, des moyens, finalement, pour les enseignants au quotidien, dans leur classe, de repérer ce qui va être une alerte, mais pas un facteur de risque au sens d’un déterminant. En fait, les messages importants qu’il me semble devoir marteler, c’est : il n’y a aucun facteur qui, à lui seul, va entraîner le décrochage. Il faut vraiment quelque chose de cumulatif, de répété, et que l’institution ne fasse rien. Prenons un exemple : un enfant qui est dans un milieu où il n’a pas les moyens de faire ses devoirs. Quand il va rentrer, il n’a pas d’endroit calme, il n’a personne qui peut l’accompagner. Ben, c’est vraiment une responsabilité de l’école de s’organiser soit pour qu’il les ait faits avant de rentrer, soit pour lui trouver un endroit, soit entre pairs, un tutorat… Donc ça, c’est un très bon exemple : oui, il y a un facteur de risque, mais seulement si l’école ne s’occupe pas des effets de la pauvreté ou de difficultés particulières. L’absentéisme, par exemple, on le considère souvent comme le premier signal ou le signal cardinal du décrochage. Or, en fait, c’est un peu circulaire. Parce que ça peut être un indice, mais le décrochage peut être aussi la cause d’absentéisme. Un enfant qui décroche des apprentissages, il ne va plus oser venir en cours s’il se sent vraiment décalé par rapport aux autres et incompétent. Donc, on voit bien qu’il faut être prudent. Il faut bien les prendre comme des signaux d’alerte et surtout, comme des injonctions à agir. Pour nous, il faut en faire quelque chose.

RF : En lisant vos travaux, la pandémie a mis en lumière ce phénomène de décrochage ou, en tout cas, d’une manière particulière, avec des éclairages qui auraient pu être apportés après ces presque deux ans de situation pandémique. Vous pourriez nous en dire plus là-dessus aussi ?

FW : Alors la pandémie nous a beaucoup appris sur ces signaux faibles. Justement, c’est la première fois que, collectivement, quel que soit le niveau, c’est-à-dire dès la maternelle, nous nous sommes posé cette question : « Comment je sais qu’un enfant est accroché ? Comment je sais qu’il reste en lien avec l’école ? » Donc, finalement, tout ce travail sur les signaux forts, signaux faibles, nous l’avons tous fait et nous l’avons mutualisé. C’est-à-dire qu’il y a eu beaucoup d’échanges très utiles aussi, entre enseignants. Et puis, on a appris des choses parfois surprenantes. Je pense à une étude de chercheurs de Bordeaux, [Romain] Délès et [Filippo] Pirone, qui ont envoyé quand même 36 000 enquêtes à des parents, qui ont accepté de répondre, pour savoir comment se passait le travail à la maison. Parce que là, c’était… Quand on donne des consignes, et c’est le cas pour les devoirs à la maison en « vie normale », j’allais dire, qu’est-ce qu’il en reste et comment ça se passe ? Et là, on avait une expérience en grandeur nature qu’on n’aurait jamais pu faire autrement. Et là, on s’est aperçu que les familles modestes passaient plus de temps avec les enfants que les familles favorisées. Et celles qui passaient le moins de temps d’école à la maison, c’est quand les parents étaient des enseignants. Pourquoi ? Parce qu’ils décryptaient tout de suite les consignes, qu’ils allaient tout de suite… Parfois, ils disaient : « C’est inutile que tu fasses ça, passe tout de suite à l’exercice suivant » ou ils transposaient. Alors, ça pose beaucoup de questions. Quand on va féliciter un enfant, quand on va dire qu’on reconnaît le mérite ou l’effort, est-ce que c’est celui qui a passé le plus de temps, dont la famille a passé le plus de temps – parce qu’ils ont obtenu de moins bons résultats, j’ai oublié de le préciser –, ou c’est celui qui a obtenu les meilleurs résultats parce que les parents avaient tous les codes et décrypté aussi ce qui était implicite ? Et quand on parle de pédagogie explicite, on voit bien que dans le décrochage, pour faire de la prévention, c’est très important, ce n’est pas qu’à l’école. C’est dans toutes les consignes qu’on va donner, c’est dans les attendus. Et ça, c’est un très bon exemple, d’abord de nos représentations : le décrochage ne touche pas que les familles modestes, mais il y a des points de fragilité ; et puis les parents ne sont pas démissionnaires. Simplement, parfois, ils n’ont pas toutes les informations pour bien faire.

HA : Alors il y a des facteurs de décrochage, dont on ne peut pas toujours démêler lesquels sont prépondérants. Et puis, il y a peut-être des moments aussi. Donc là, on a une question de Gabriel : « Y a-t-il des moments dans le parcours de l’élève durant lesquels il est particulièrement exposé aux facteurs du risque de décrochage ? »

FW : Oui, alors, il y a des facteurs qui sont bien connus, qui sont ceux des transitions : transition entre le primaire et le collège ou le collège et le lycée, par exemple. On sait que ça peut être un point de fragilité, surtout si on passe d’un petit collège rural à un gros lycée où on va être un peu perdu, ou bien on devient interne… Il y a beaucoup de facteurs qui, à ce moment-là, peuvent avoir une influence. Donc ça, très clairement. Mais pour d’autres enfants, ça va être déjà l’entrée à l’école. Si le lien entre l’école, l’enfant et la famille ne se fait pas bien, il va déjà y avoir une forme d’insécurité qui, à la moindre turbulence, va provoquer des risques de décrochage, comme on le disait, cognitifs… D’ailleurs, des enfants le manifestent très vite, à la maternelle : ils ont mal au ventre, ils ne veulent pas venir… On a quand même des signaux faibles, justement, qui montrent que… Ça ne va pas forcément être au même moment pour tous les enfants. Ensuite, il y a aussi des périodes assez connues, comme celle de l’adolescence où là, on vit un certain nombre d’éléments qui vont favoriser effectivement… pour des enfants qui ne sont pas très sûrs d’eux, qui peuvent être harcelés, qui peuvent être mis en difficulté par un groupe de pairs, ça va être aussi un moment de fragilité.

HA : Par rapport aux profils, juste une question qui nous a été posée plusieurs fois, et peut-être que ce serait bien de mettre les choses plus au clair : « Il y a des profils d’élèves particuliers, par exemple des élèves qui ont des troubles du neurodéveloppement, est-ce qu’ils sont plus à risque de se trouver dans des situations de décrochage ou est-ce que c’est une fausse piste ? »

FW : En fait, tout facteur de vulnérabilité peut amplifier d’autres risques de décrochage puisque, comme je le disais, c’est cumulatif, c’est en interaction. Mais en aucun cas, on ne peut établir un lien de causalité entre un enfant à trouble du neurodéveloppement, un enfant handicapé, un enfant par son genre… et [un décrochage]. Heureusement, il n’y a pas de déterminisme absolu, il n’y a pas de déterminant à lui seul. En revanche, qu’on ait une attention particulière aux vulnérabilités, bien entendu, pour prévenir les risques d’abandon, ça, c’est très important, et pour renforcer l’accrochage. Mais en tous les cas, il ne faut surtout pas… Et à mon avis, il serait contre-productif de dire à une famille ou à un enfant : « Tu as telle vulnérabilité, donc il y a des grands risques que tu décroches », parce que quelque part, on renforcerait son éventuel manque de confiance en lui ou on le fragiliserait dans son intégration. Et en fait, une école inclusive, elle est justement là pour tenir compte de toute la diversité des enfants et pour leur trouver une place. Finalement, l’accrochage, être un prof accrocheur, c’est permettre que chacun trouve sa place. Donc ça, je trouve que c’est une définition, finalement, qui rend bien compte du travail quotidien.

RF : On a bien compris la définition de ce que peut être le décrochage, on a vu quelques signaux faibles, ou forts. Si on va du côté de la capacité d’agir des enseignants, on a quelques questions, notamment une de Karia, sur leurs capacités justement : « Comment y réagir ? Est-ce qu’il y a des solutions, des pistes d’actions concrètes, au quotidien, à mettre en place ? »

FW : Alors, pour moi, il y a des actions individuelles de l’enseignant et il y a aussi beaucoup d’actions collectives. Il me paraît vraiment utile, dans une école, dans un établissement, de pouvoir échanger sur ce sujet pour déjà voir si on en a la même définition, la même perception. Est-ce que si, dans un collège ou un lycée, on repère les mêmes élèves qui nous paraissent à risque, parce que ça va permettre aussi de croiser un certain nombre d’informations. Si c’est dans une école, est-ce que, d’une année sur l’autre, ce sont les mêmes élèves qui sont repérés ? Ça va déjà nous faire réfléchir sur ce qui, dans notre pratique, peut renforcer l’accrochage ou, au contraire, être un facteur de risque pour les enfants. Ensuite, il y a vraiment des dossiers, des chantiers sur lesquels on peut travailler très rapidement. C’est l’évaluation. On sait bien que, en France particulièrement, l’évaluation, c’est un facteur anxiogène pour les familles, pour les enfants, et souvent pour les enseignants d’ailleurs. Et donc, dans notre Code de l’éducation d’ailleurs, et même en ce qui concerne l’orientation, mais aussi à tout moment, l’évaluation est avant tout formative. On dit bien que l’on doit évaluer les progrès de l’élève, la progression de l’élève. Or, on perd souvent un peu cette vue : l’évaluation certificative ou sommative est très rare dans le système. On en a besoin à des moments précis, mais c’est très rare. Et c’est d’ailleurs pour ça que certains pays, comme la Finlande, mettent la notation des évaluations très tardivement. Parce qu’en fait, pendant longtemps, il est vrai qu’on n’en aurait pas besoin. Ce dont on a besoin, c’est vraiment le formatif. Donc ça, déjà, l’évaluation formative et y réfléchir avec des collègues et travailler ensemble… Parce que ça va être très déconcertant, autrement, pour des élèves ou des familles, s’il y a l’évaluation formative pendant un an, pas l’année suivante… Donc, on voit bien que ça peut être un projet individuel, mais il est préférable que ce soit un projet collectif. Ensuite, tout ce qui tourne autour du climat scolaire : « Est-ce que les enfants peuvent prendre facilement la parole à l’école ? Est-ce que d’autres se moquent d’eux ? Moi-même, quand je rends une copie, comment je présente les choses ? » Donc, en fait, ce n’est pas faire des choses en plus, c’est vraiment reconsidérer ce qu’on fait à la lumière de : « Est-ce que, vraiment, je veux que cet enfant trouve sa place, qu’il soit accroché, qu’il soit persévérant ? Et comment je me comporte ? » Et je pense que les enseignants savent faire, en fait. C’est juste que, parfois, on ne s’autorise pas à faire.

HA : Alors justement, il y a cet aspect éducatif : on demande aux enseignants d’aller vers une attention à la parole de l’élève, vers une forme d’écoute, de valoriser les engagements. Vous dites que ce n’est pas faire plus mais que c’est faire autrement. Mais quand on les écoute, il est quand même assez difficile de tout concilier, d’arriver à faire à la fois son travail, boucler les programmes – faire son travail pédagogique – et puis être aussi attentifs à ces aspects-là.

FW : Pour moi, le travail pédagogique commence là. C’est-à-dire qu’on sait bien que la relation enseignant-élève est majeure. C’est vraiment ça qui va permettre à l’enfant de se sentir reconnu, accepté. La notion de dialogue au sein de la classe – est-ce qu’on peut prendre la parole ? est-ce que la parole est entendue ? – ça, c’est quand même complètement central. Donc, franchement j’y insiste, ce n’est pas quelque chose en plus. Simplement, ce qui vient peut-être en plus dans ce que je propose, c’est l’analyse réflexive, mais qui peut être faite vraiment collectivement, à des moments précis. Ça veut dire qu’on ne va pas se dire toutes les cinq minutes : « Qu’est-ce que j’ai dit, comment j’ai fait ? », mais vraiment, quand on prépare un cours… On doit s’attacher à chaque élève, en fait. Et je sais que ça peut paraître difficile dans une classe de 30 élèves, mais on a à la fois le souci du collectif et le souci de chaque élève.

RF : On a deux questions qui vont un petit peu dans le même sens et qui accompagnent vos propos. « Lys Rouge », qui nous dit qu’elle est « service civique pour la lutte contre le décrochage ». Elle dit : « J’ai l’impression que je ne suis pas très ‟attractive” – avec des guillemets. Que puis-je faire pour mieux accrocher les élèves ? » Et dans le même sens, on a un coordinateur de microlycée, M. Houvenaghel – j’espère que je le prononce bien –, qui dit effectivement qu’il recrute des jeunes déscolarisés et il demande : « Pourrait-on envisager des formations sur cette dimension ‟décrochage” ? »

FW : Alors ça, c’est fondamental. La dimension formation, qu’elle soit initiale, continue et entre pairs au sein d’un établissement ou plus largement, pour moi, elle est absolument fondamentale. D’abord, pour renforcer notre sentiment d’efficacité. Les études PISA [programme international pour le suivi des acquis des élèves], Talis [« Teaching And Learning International Survey » (2018), enquête internationale de comparaison des systèmes éducatifs de l’OCDE], la DEPP [direction de l’évaluation pédagogique, de la prospective et de la performance] montrent régulièrement que les enseignants français ont un faible sentiment d’efficacité dès qu’on sort de la discipline, dès que c’est : motiver les élèves, mettre en place différentes formes d’évaluation, etc. – il y a tout un tableau qui est présenté par la DEPP. Donc, en fait, les formations, pour moi, elles doivent vraiment viser ces dimensions transversales et associer les services civiques, les CPE, voire des responsables d’associations qui travaillent avec des jeunes – ce qu’on appelle les alliances éducatives… et qui ont d’ailleurs été prônées dans le cas du décrochage, en 2013, par un rapport de l’Inspection générale. Vraiment, ces alliances éducatives, elles doivent nous permettre de conforter nos compétences et de nous donner des idées très simples, c’est-à-dire : pas des choses extraordinaires qu’on ne pourrait faire que dans un contexte particulier mais au quotidien. Et on donne quelques exemples dans un livre qu’on a sorti chez Réseau Canopé [Frédérique Weixler et Christian Enault, Décrochage scolaire. Anticiper et franchir les obstacles, 2022], on donne des exemples très simples d’actions qu’on peut mettre en œuvre dans les établissements. Quand je disais : « Il faut s’autoriser », il faut s’autoriser ces innovations qui sont tout à fait possibles dans le cadre réglementaire habituel.

HA : Alors on va vous proposer un cas concret. Ce n’est pas nous, c’est Stéphanie, qui nous soumet ce cas. Alors je vous donne les données : une élève vient en classe sans matériel et donc, ne prend pas les cours et ne travaille pas à la maison. Une partie de l’équipe propose qu’elle travaille avec un seul support qui resterait au collège et qui permettrait qu’elle – alors je mets les guillemets qu’il y a dans la question – qu’elle « ressemble à une élève », donc qu’elle copie le cours, etc. Et donc, on enlève comme ça une crispation possible avec les enseignants. Une partie de l’équipe refuse cette solution en expliquant que ça dévaloriserait l’élève et que ce serait une façon d’accepter l’idée qu’elle est incapable de se prendre en main. Alors, Stéphanie demande : « Un avis pour nous départager ? »

FW : Alors, je vais bien me garder de les départager parce que finalement, c’est concilier exigence et bienveillance, qui est notre credo, tous les matins, quand on arrive à l’école. Et on voit bien que ça pose la question – on parlait des facteurs de risque – du fait que les élèves ne sont pas égaux sur la ligne de départ. On doit s’efforcer qu’ils le soient sur la ligne d’arrivée, c’est-à-dire que notre objectif va être le même pour tous. Mais, pour certains, ça va prendre un peu plus de temps. Peut-être que cette élève, effectivement, n’a pas de matériel parce que personne ne lui a en acheté ou qu’elle n’a pas d’endroit pour le ranger quand elle arrive à la maison, ou qu’elle a toujours été désorganisée pour un certain nombre de causes qu’il faudrait analyser… Donc, notre objectif – et c’est bien celui de toute l’équipe –, c’est de ne pas baisser le niveau d’exigence pour elle, pour qu’elle soit une élève comme les autres, mais simplement de lui permettre de rejoindre ce niveau d’exigence, donc de prendre le temps qu’elle puisse y parvenir. Et notre erreur, c’est souvent de penser que les élèves doivent d’emblée correspondre à ce qu’on attend d’eux, alors que ça peut prendre du temps ; et ça ne remet pas en cause l’objectif.

RF : Une question qu’on avait envie de vous poser et, heureux hasard, Ariane vient de la poser en direct sur les réseaux sociaux : « On parle beaucoup du collège et du lycée. Est-ce que le décrochage concerne aussi le premier degré et est-ce qu’on peut agir, du coup, dès le premier degré ? »

FW : Alors, bien évidemment qu’il faut agir dès le premier degré puisque, comme je le disais, mais un peu rapidement, tout à l’heure, la relation entre école, élève et famille, elle s’installe le premier jour. Lorsqu’on entre à l’école maternelle, le premier jour, il se passe quelque chose. Ça ne veut pas du tout dire que c’est irréversible. À tout moment, on peut être résilient et améliorer une relation qui aurait été mal démarrée. Mais, comme dans une relation humaine, plus elle sera installée sur des fondements solides et plus, au moment des turbulences, ça va résister. Et donc, dès le début, il faut vraiment veiller à ce trépied. On n’a pas encore beaucoup parlé des parents, mais on voit bien que, d’emblée, la place des parents va être aussi fondamentale et que si on s’aperçoit que ce lien, il ne paraît pas équilibré – l’enfant n’a pas envie de venir à l’école, les parents n’osent pas venir discuter avec les enseignants –, on doit vraiment agir.

HA : C’est une très bonne transition vers une question qui nous est posée et je pense qui, effectivement, va concerner beaucoup d’enseignants : « Comment impliquer davantage les familles dans la lutte contre le décrochage scolaire ? »

FW : Oui, c’est souvent un impensé. On sait que l’école de Jules Ferry laissait les parents derrière la grille de l’école et pour des bonnes raisons, puisqu’on imaginait qu’ainsi, on mettait justement les enfants à égalité et à l’écart des influences familiales. On a vu que ça ne fonctionnait pas très bien, en tout cas ça ne fonctionne plus très bien, et donc on parle maintenant de coéducation. Ce qui me paraît vraiment important – alors, le décrochage l’a mis en lumière, et notamment depuis la crise sanitaire, mais même avant –, c’est qu’il faut considérer les parents comme des partenaires. Et j’ai un exemple intéressant que je lisais récemment : au Canada, quand on fait l’équivalent d’un PPRE chez nous, un projet personnalisé de réussite éducative pour des enfants, donc qui sont dans une situation un peu compliquée, c’est contractualisé notamment avec la famille… Mais nous, on commence d’abord par discuter entre nous et après, on fait venir les parents. Mais on a déjà discuté. Et au Canada, ils disent que, d’emblée, les parents sont là puisque pour construire le projet, ils vont avoir besoin de l’avis des parents. Donc ils les considèrent vraiment comme des partenaires. Et chacun donne son avis, chacun participe au projet, chacun est partie prenante. Et on voit bien que la démarche est différente. Donc, par des exemples très simples comme ça, en se disant : « Est-ce que les parents ont vraiment une place de partenaires dans ce qu’on est en train d’imaginer ? Est-ce qu’on entend ce qu’ils disent ? » – et qui peut d’ailleurs infléchir ce qu’on avait imaginé –, ça change tout. Et puis, le deuxième conseil que je pourrais donner, c’est ne pas appeler les familles seulement quand il y a un problème. En fait, j’ai des exemples très concrets… On a vraiment eu ce retour d’une famille, avec un adolescent qui avait 18 ans, et toutes les interactions qui avaient eu lieu avec la famille depuis qu’il était entré à l’école étaient négatives, au sens où on appelait la famille que quand il y avait un problème. Et donc, forcément, ce qui est ressenti quand ce numéro de l’école s’affiche, c’est : « Oh la la, qu’est-ce qui va arriver ? », et je comprends que la famille n’ait pas envie d’y aller, d’autant plus qu’elle se sent mise en cause – même si ce n’est pas ce que nous faisons – dans son rôle de parents. Il n’y avait aucune malveillance à aucun moment, mais réfléchir à : « Quel type d’interactions avec les familles ? Est-ce qu’on les associe aussi pour des choses positives ? » Il y a des exemples d’établissements ou d’écoles qui font des lettres de compliments quand ça se passe bien et qu’ils lisent devant toute la classe, mais qu’ils donnent [aussi] aux parents. Et on voit bien que ça, on n’a pas l’habitude de le faire.

RF : Vous répondez presque, en tout cas vous donnez des pistes à une des questions qui vient de tomber en direct, de Damien Ruhaud, qui demande : « Quelles peuvent être les rôles du CPE et du service de vie scolaire pour lutter contre le décrochage ? » Je pense que c’est un bon exemple, ce fait de parler avec les parents même quand tout va bien.

FW : C’est ça. En fait, la vie scolaire, c’est vrai qu’ils sont souvent sous pression sur les absences, sur les problèmes de comportement, sur le harcèlement… Donc, forcément, ils sont souvent en contact avec les élèves et les familles sur des sujets qui ne sont pas hyperpositifs, au niveau des retours qu’on peut faire. Mais c’est très important qu’ils puissent aussi remarquer des comportements de tutorat, de soutien des autres – enfin, tout ce qui peut vraiment améliorer la vie scolaire –, et qu’ils le fassent remarquer non seulement aux élèves, mais aussi aux parents. Et ça, c’est vraiment très important. Je me souviens d’ailleurs, en tant que parent, avoir eu des retours de ce type-là sur l’un de mes enfants. Ça m’avait beaucoup frappée parce que c’était rare. C’était rare, finalement, d’avoir quelque chose qui sortait de : « C’est très bien ou ce n’est pas bien, c’est médiocre ou c’est réussi », et parce qu’on ne prend pas le temps. Donc, prendre le temps, comme on le fait dans un groupe convivial finalement, de se faire des retours positifs, on voit bien que ça aide, quand même, la vie collective.

HA : Alors, juste une question. Je ne vais pas m’avancer à dire le nom de la personne qui a posé la question, c’est imprononçable [petit rire], mais en revanche la question, je vous la pose : « Avez-vous des exemples de dispositifs de remédiation, de raccrochage, qui prennent en compte les inégalités sociales, c’est-à-dire : pas la même maîtrise des codes à la maison, le même suivi, etc. ? » Et ça me fait penser à quelque chose que j’ai vu dans votre ouvrage autour de [l’idée de] « casser les unités classiques », etc.

FW : Oui, bien entendu. C’est d’ailleurs une des premières démarches, que ce soit dans les modules de la Mission de lutte contre le décrochage scolaire, dans les structures de retour à l’école, d’accueillir l’enfant tel qu’il est et de tenir compte, effectivement, du décalage qui peut exister entre ce qui est attendu et ce qu’il connaît, ce qu’il perçoit. L’exemple de la question qui était posée tout à l’heure sur le matériel était aussi dans le même registre. C’est-à-dire qu’à un moment donné, si on se crispe, si l’école se crispe sur ses attendus, elle va passer à côté d’un grand nombre d’élèves qui, tout simplement, ne les connaissent pas, ne les comprennent pas ou pour lesquels ils n’ont pas de sens. Ce travail-là, il est indispensable pour le raccrochage. Mais ce que nous apprennent des élèves qui ont décroché, qui raccrochent, c’est que ce qu’on met là en place est utile dans le système en général. Donc, ça a deux dimensions : ça a un effet immédiat et puis ça a un effet structurel sur le système, pour diffuser.

RF : Alors, on entend coopération, collaboration de tous les membres de la communauté éducative. On a deux questions quasiment identiques de Ariane et Alice, sur deux réseaux différents d’ailleurs, qui nous demandent : « Sur qui les enseignants peuvent-ils s’appuyer ? Est-ce qu’il existe des instances dans les établissements, dans les rectorats, ou en dehors même de l’Éducation nationale ? »

FW : Alors, au sein de l’école, bien entendu, on a au collège et au lycée, donc dans le second degré, les groupes de prévention du décrochage scolaire, qui peuvent d’ailleurs avoir une ampleur différente. Une étude internationale, TITA [« Training, Innovative Tools and Actions », dans le cadre de la lutte contre le décrochage], a montré que dans certains établissements, c’était même le cœur stratégique du projet d’établissement et qu’à partir de là, on intégrait beaucoup d’intervenants, d’enseignants, pour en faire finalement la structure du projet d'établissement. Au sein de l’école, on peut s’appuyer aussi sur les PsyEN [psychologues de l’Éducation nationale], bien sûr, qui font partie autrement du GPDS [groupe de prévention du décrochage scolaire], les Rased [réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté]… tous les réseaux. Et il existe des réseaux de lutte contre le décrochage qui démarrent, dans certains rectorats, depuis la maternelle et le primaire. Et j’encourage tous ceux du premier degré, en circonscription, en bassin, à développer ce type de démarche. Peut-être pas seuls, au sein de leur école, quand ce sont des petites écoles, par exemple.

HA : On prend peut-être un peu de recul et on a une question sur le décrochage scolaire dans les autres pays européens ou ailleurs : « Est-ce qu’on en parle de la même façon ? Est-ce que la définition est la même ? Est-ce qu’on y apporte des réponses similaires ? »

FW : Il y a une grande convergence au niveau européen. Au départ, l’idée de décrochage et tout ce qu’on pratique maintenant, j’allais dire au niveau de l’OCDE, au niveau européen, vient beaucoup du Canada et des États-Unis, qui avaient vraiment travaillé très en amont de nos pays. Maintenant, pour l’Europe, pour une Europe de la connaissance, etc., les sortants précoces du décrochage constituent l’un des indicateurs. Donc, bien sûr qu’il y a beaucoup de travaux communs, mais on s’est inspiré les uns des autres. Par exemple, les Pays-Bas avaient vraiment mis en place cette idée d’alliance éducative avec un projet, une équipe, un élève. Donc ça, ça vient très nettement des Pays-Bas. Les pays nordiques, depuis très longtemps, ont travaillé sur l’évaluation, sur le collectif. Donc, on s’inspire les uns des autres. Il faut savoir que la France a beaucoup progressé. Avant, on était dans une moyenne européenne ; maintenant, on est dans les pays où il y a le moins de décrochages. Il en reste encore beaucoup trop, il faut vraiment poursuivre nos efforts mais ça montre que, collectivement, nous avons été capables de progresser à partir du moment où on en a fait un objet de politique publique dans la durée. Ça fait dix ans qu’on travaille sur ce sujet et qu’on y est fortement impliqués. Mais il y a des choses très intéressantes à comparer dans les autres pays. On le fait. Il y a beaucoup de groupes européens qui travaillent ensemble et la France est plutôt moteur.

RF : On arrive doucement à la fin de l’émission et c’est l’occasion pour nous de remercier tous ceux qui nous suivent en direct. Mais ce n’est pas tout à fait terminé puisqu’on termine par l’inspiration de l’invitée. On va vous demander une inspiration, un coup de cœur autour de cette thématique du décrochage que vous voudriez partager.

FW : Souvent, je cite trois auteurs qui m’ont marquée. Avant même que je m’occupe du décrochage, j’avais une phrase… Vous savez, quand on est adolescent, on note souvent des phrases… Il y en avait une que j’aimais bien de Proust, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui dit : « Il n’y a pas de réussite facile… » – alors ça, on nous le répète souvent, et on devait me le répéter souvent à l’époque –, mais la deuxième partie de la phrase, c’est : « … ni d’échecs définitifs ». Et qu’un grand auteur comme celui-là, avec la somme qu’il a produite, exprime de façon aussi claire le fait que finalement, l’échec n’est jamais définitif, qu’il fait complètement partie du parcours, c’est tout le statut de l’erreur dans le système français. Comment on intègre l’erreur, l’essai-erreur, comme une partie du parcours, ça, ça me paraissait à l’époque révolutionnaire. On a beaucoup évolué mais ça reste quand même, je pense, déterminant, d’abord pour faire baisser la pression et dédramatiser le décrochage. Ensuite, j’aime bien l’oxymore de Rimbaud, qui est aussi un poète que j’aime beaucoup, quand il parle « d’ardente patience ». Parce que l’éducation, c’est un temps long. Mais en même temps, on a besoin de beaucoup d’ardeur tous les matins et je me dis que cet oxymore de l’ardente patience rend bien compte de ce qu’on doit faire tous les matins pour accrocher les élèves et pour les rendre persévérants. Et puis enfin, Épictète, Marc Aurèle, qui disent bien d’identifier ce qui dépend de nous. Et il me semble que le décrochage nous renvoie sans arrêt à ce défi de ce qui dépend de nous à titre individuel et collectif, et de ne pas se réfugier derrière ces facteurs qu’on cite comme ceux sur lesquels on n’a pas de prise, mais de chercher toujours ce sur quoi on a une prise et comment on peut accrocher les élèves et nous-même, leur proposer des prises, comme à l’escalade. Voilà ces trois coups de cœur.

HA : Merci Frédérique Weixler. Alors moi, je retiens qu’effectivement, l’échec fait partie du parcours. Ça vaut pour les élèves comme pour les enseignants, finalement. Vous parlez d’indulgence, aussi, dans vos écrits. Donc, on baisse la pression et puis on porte attention à l’accueil, dès la maternelle, finalement.

RF : Merci Frédérique Weixler.

FW : Merci beaucoup, c’était un plaisir.

HA : Et merci beaucoup à l’Atelier Canopé de Nancy qui nous accueille aujourd’hui pour cet épisode spécial que vous allez pouvoir réécouter dès mercredi 26 janvier dans votre lecteur de podcasts.