Élèves intimidateurs, élèves cibles, préoccupations partagées, méthode non blâmante… Derrière ces mots, le programme pHARe permet à tous de s’engager et de sortir par le haut des situations de harcèlement. 

Depuis la rentrée 2021, le ministère a lancé la généralisation de ce programme de lutte contre le harcèlement à l’école et fait de la prévention une priorité dans un contexte où l’omniprésence des réseaux sociaux accentue la vulnérabilité des élèves. Marie Quartier, membre du comité d’experts de la lutte contre le harcèlement au sein du ministère de l’Éducation nationale, et Magalie Kellal, assistante sociale au sein d'un service social en faveur des élèves, nous éclairent sur les mécanismes en jeu et nous donnent les clefs de cet outil essentiel. 

Les inspirations des invitées : 

  • 13 Reasons Why, série télévisée américaine par Brian Yorkey d'après le roman Treize raisons de Jay Asher. 
  • Grohan Noémya, De la rage dans mon cartable, Hachette Romans, 2017. 
  • Wandel Laura, Un monde, 72 min, 2021.


La transcription de cet épisode est disponible après les crédits.

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Extra classe, des podcasts produits par Réseau Canopé.

Émission préparée et animée par : Hélène Audard et Régis Forgione

Directrice de publication : Marie-Caroline Missir

Coordination et production : Hervé Turri, Luc Taramini, Magali Devance 

Enregistrement et mixage : Simon Gattegno

Secrétaire de rédaction : Blaise Royer

Contactez-nous sur : contact@reseau-canope.fr

© Réseau Canopé, 2022

Extrait 1 : Pravong Steven, Agir contre le harcèlement. 1. Un piège dans lequel tout élève peut tomber, 35 min 11 s, Réseau Canopé, 2021.

Extraits 2 et 3 : Hamel Pascal, Lutter contre le harcèlement : une illustration concrète en école primaire, 09 min 12 s, Réseau Canopé, 2022. En ligne sur canotech.fr.


Transcription :

RÉGIS FORGIONE : C’est un choix fort de commencer cette saison de « Parlons pratiques ! » par ce thème du harcèlement scolaire. Moqueries, comportements insidieux, insultes : le harcèlement revêt de nombreuses formes selon l’âge des enfants. Un sujet pris à bras le corps par l’Éducation nationale. Et il le faut bien, puisque les chiffres sont éloquents, Hélène.

HÉLÈNE AUDARD : Oui, Régis. Selon l’Unicef, 700 000 élèves sont harcelés chaque année et les chiffres vont de 4 % des élèves de lycée à 10 % au collège, et même 12 % en école primaire. Et ça peut commencer même dès la maternelle.

RF : Prévention, détection et action : la lutte doit être aussi protéiforme et systématique que le harcèlement lui-même. C’est ce que nous allons découvrir avec un programme lumineux qui porte bien son nom.

HA : Ce programme, c’est Phare (pHARe) pour Programme de lutte contre le harcèlement à l’école. Et avec lui, nous allons mettre en lumière aujourd’hui des outils et une méthodologie qui bouleversent totalement les pratiques pour combattre ce phénomène.

RF : Quels sont les mécanismes à l’œuvre ? Comment sensibiliser élèves et adultes ? Comment apporter son soutien à un élève ? Quelles actions mettre en place et quelles erreurs éviter ? C’est ce que nous allons voir avec nos deux invitées, Marie Quartier et Magalie Kellal.

HA : Marie Quartier, bonjour. 

MARIE QUARTIER : Bonjour. 

HA : Vous êtes professeure agrégée de lettres, membre du comité d’experts de la lutte contre le harcèlement au sein du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Et vous êtes cofondatrice, avec Jean-Pierre Bellon, de l’association Résis, centre de ressources et d’études systémiques contre les intimidations scolaires.

RF : Magalie Kellal, bonjour

MAGALIE KELLAL : Bonjour. 

RF : Vous êtes assistante sociale au sein du service social en faveur des élèves de Lyon. Vous êtes basée au collège Elsa Triolet. Vous avez également trois écoles primaires dans votre secteur. Vous avez été formée il y a quelques années à la méthode de la préoccupation partagée, et vous nous en parlerez aussi.

MK : Tout à fait.

RF : Alors peut-être que, pour commencer, il va falloir se mettre d’accord et bien mettre les bons phénomènes derrière les bons mots, avec une définition de ce terme de « harcèlement scolaire ». Qu’est-ce que recouvre ce terme exactement ? Peut-être Marie Quartier pour commencer ?

MQ : Le harcèlement scolaire, c’est vraiment un phénomène scolaire. C’est-à-dire que c’est un phénomène de groupe qui apparaît tout naturellement dans le contexte scolaire, où les enfants vivent tout en groupe, dès l’entrée en maternelle. Ils font leurs apprentissages en groupe, ils passent leurs moments de récréation en groupe. Ils déjeunent même souvent en groupe. Et lorsqu’ils arrivent sur les réseaux sociaux, à partir d’un certain âge, ils se retrouvent encore en groupe. Le groupe ne les lâche jamais. Donc il est tout à fait naturel qu’un phénomène de groupe les saisisse.

Et le harcèlement scolaire, c’est vraiment lorsqu’il y a une anxiété, une forme d’inquiétude qui se développe dans le groupe, ce qui arrive régulièrement. Alors, il y a cette tendance à générer un bouc émissaire, à se fédérer contre un élève qu’on éjecte du groupe. Ce qui peut arriver d’ailleurs à n’importe quel élève.

Le harcèlement scolaire, c’est avant tout cette dynamique de groupe qui apparaît vraiment au sein de l’école de manière naturelle. Et peut-être que l’erreur principale, c’est de penser que les enfants n’ont qu’à s’autoréguler entre eux, qu’ils ont à régler ça entre eux – c’est ce que Hannah Arendt dénonçait déjà comme une des principales erreurs responsables de la crise de l’éducation. Non : les enfants ont besoin de la présence des adultes, justement, pour les rassurer et pour défaire ces effets toxiques des groupes qui sont pris dans le harcèlement scolaire.

HA : Alors là, vous avez déjà tiré beaucoup de fils sur lesquels on va pouvoir revenir dans le cours de l’émission. On parle donc de harcèlement scolaire plutôt que de harcèlement à l’école, pour mettre vraiment en avant cet effet systémique. Est-ce que vous pouvez nous en dire un petit peu plus, Magalie Kellal, sur ce que vous constatez, vous, dans les établissements ?

MK : Alors, effectivement, pour compléter un petit peu ce que Marie vient de dire, il y a également l’adolescence qui entre en jeu, et le mal-être adolescent qui peut aussi rendre le harcèlement à l’école encore plus violent. C’est-à-dire qu’appartenir à un groupe, c’est quelque chose qui est très important à l’adolescence, et se faire éjecter d’un groupe, c’est d’une violence inouïe. Ça peut vraiment plonger un jeune dans une profonde détresse. Et tous les adultes d’un établissement scolaire se doivent d’être vigilants à ce que les élèves ne soient pas plongés dans une détresse qui peut avoir des conséquences très graves.

RF : Alors cette détresse, justement, j’imagine que vous êtes évidemment aguerrie, comme certains enseignants, à identifier ce qu’on appelle des signaux faibles, pour détecter les choses le plus tôt possible. Est-ce que vous auriez quelques exemples de ces signaux faibles, pour qu’on n’arrive pas, justement, à ces situations bien ancrées de harcèlement ?

MK : Alors là, on est en plus dans la période de rentrée scolaire, donc les classes sont en train de se former. Et lors de la prérentrée, entre personnels, on a pu rappeler l’importance d’être vigilants à ce que l’adulte va cautionner et ne pas cautionner dans sa classe, afin qu’immédiatement les élèves perçoivent que les adultes seront vigilants. On se rend aussi compte des formes que prennent les classes, avec certains qui prennent le lead, ceux qui vont être beaucoup plus passifs, ceux qui vont suivre. Donc on essaie d’être très vigilants à la constitution des classes.

Après, par rapport aux signaux faibles, c’est sûr que les enseignants sont en première ligne, parce qu’un enseignant va percevoir la moquerie sur le nom lors de l’appel, par exemple ; va percevoir la trousse du camarade à côté qui est systématiquement jetée ; va se rendre compte d’un élève qui va être rejeté systématiquement en cours de sport pour être en groupe ; va se rendre compte petit à petit que l’élève ne viendra plus en cours, aura de moins en moins de camarades qui voudront s’asseoir à côté de lui ou d’elle. Et ça, ce sont vraiment des signaux qui doivent très rapidement interpeller l’équipe éducative. 

HA : Alors sur cette question de « Quand intervenir ? », justement, je vous propose qu’on écoute Jean-Pierre Bellon, avec qui vous travaillez étroitement, Marie Quartier. C’est un très court extrait. On sent un petit peu sa fougue pour cette question. On vous laisse l’écouter dans une conférence qu’il a donnée à Rennes : il en a un petit peu assez qu’on se pose cette question.

[Extrait d’une conférence de Jean-Pierre Bellon sur le harcèlement scolaire]

« Qu’est-ce que c’est que cette question que l’on se pose encore parfois ? Il faut la faire disparaître de nos réflexes. Cette question, qui consiste à dire : "À partir de quand c’est du harcèlement ?" »

[Fin de l’extrait]

HA : « À partir de quand c’est du harcèlement ? » C’est vraiment là où il y a beaucoup, je pense, à apporter aussi à nos auditeurs et à nos auditrices. Marie Quartier ?

MQ : Oui, c’est vrai que l’on nous pose très souvent cette question. Comme s’il fallait attendre que ce soit grave pour s’en occuper. Or, il faut s’occuper de ce phénomène avant que ça devienne grave. En fait, pourquoi devrait-on accepter que, sous prétexte qu’il s’agit d’enfants, des comportements désagréables apparaissent de manière récurrente entre eux ? Comme si les petites chamailleries, ce n’était pas grave. Or, ce n’est pas acceptable : on se conduit bien, on doit bien se conduire les uns envers les autres. L’éducation se fait jour après jour. Et ces groupes d’enfants, si on les livre à eux-mêmes avec ces comportements qui sont toujours un peu incorrects, qui se nourrissent, comme ça, d’incivilités banalisées, c’est grave. L’adulte a besoin d’imposer son autorité avec de bonnes habitudes de comportement.

Cette dimension éducative de l’adulte est fondamentale. On ne doit rien laisser passer. Comme disait Magalie, la première moquerie doit être immédiatement stoppée. Une trousse dont on remarque que deux fois de suite elle a été jetée par terre, immédiatement on se rend compte que, là, il y a une répétition, et ça, c’est inacceptable. Il ne faut surtout pas banaliser. On traitera bien ce phénomène à partir du moment où on prendra au sérieux toutes ces manifestations avant que ça devienne grave.

RF : C’est un phénomène effectivement très complexe. On aimerait que ce soit aussi simple que de dire : il y a d’un côté des harceleurs, de l’autre côté des harcelés. Mais ce qui nous a paru lumineux dans le programme que vous développez et appliquez toutes les deux au quotidien, [c’est que] c’est faire fausse route que [de] s’imaginer cette typologie d’élèves ou de personnes. Et, d’ailleurs, je crois que vous utilisez même des termes complètement différents de ceux que je viens d’énoncer. Magalie Kellal ?

MK : Oui, tout à fait. Je pense que le piège, effectivement, c’est de croire qu’il y a des profils d’enfants victimes, qu’on imagine peut-être chétifs, vulnérables, dans [leur] coin. Et le profil de l’harceleur, qui serait le caïd de la classe, avec tout ce qu’on peut imaginer derrière. On se rend compte, dans l’effet de groupe qui se met en place dans les classes, que ce n’est pas si clair que ça.

Et c’est aussi ce qui rend difficile le repérage par les adultes parce que, souvent les adultes disent : « Mais oui, mais elle aussi, elle a répondu, elle a fait ça. Oui, mais lui aussi, il a fait ça… » Alors, du coup, l’adulte pense qu’il n’y a pas une vraie victime ou que la victime finalement a sa part de responsabilité. Et c’est pour ça que dans la méthode sur laquelle on échangera, on ne parle plus d’harceleur et d’harcelé, on parle d’enfant-cible et d’intimidateur. Voilà. Je trouve que ça permet d’être plus vrai dans ce qui se déroule en fait au quotidien dans le monde des enfants. 

HA : Et ce n’est pas seulement une question de termes, c’est aussi une question de posture. Marie Quartier, il y a l’idée aussi qu’il faut se mettre du côté de l’élève-cible, et pas du côté des intimidateurs comme on a parfois tendance à le faire.

MQ : C’est-à-dire qu’il faut se poser les bonnes questions. Il faut se demander qui souffre, pour repérer l’élève-cible : qui souffre ? qui est isolé ? Et, comme disait Magalie, ne pas s’en tenir aux faits, parce qu’un élève-cible, victime, cible de brimades, n’est jamais, ou rarement, 100 % innocent. Ce sont des interactions complexes, il se défend comme il peut. Et donc il faut vraiment pouvoir repérer cet élève et du coup prendre très au sérieux la manière dont il vit la situation. Du point de vue des adultes, on voit de haut les choses. On a l’impression parfois que ce sont de petites chamailleries, comme on avait dit. L’élève, lui, peut vivre ça de manière vraiment très, très douloureuse. Donc il faut vraiment prendre très au sérieux le point de vue de l’élève, le repérer grâce aux bonnes questions qu’on se pose : qui souffre ? qui est isolé ? Et tisser avec lui une relation d’alliance qui soit protectrice, qui lui permette d’expliquer vraiment ce qui lui arrive sans aucune peur. On sait que ces élèves-là ont peur de s’exprimer. D’où l’importance de tisser un lien qui soit très rassurant.

HA : Avant d’expliquer ce qu’est le programme Phare, ça nous paraissait important de faire un peu le point sur à la fois les termes et les postures. Marie Quartier, est-ce que vous pouvez nous dire un peu, dans les grandes lignes, ce que c’est que ce programme et de quelle manière il amène à systématiser l’action, la formation ?

MQ : Le cœur du programme Phare, c’est quand même la formation d’équipes adultes, dans chaque établissement scolaire, qui soient capables de prendre en charge immédiatement toute situation d’intimidation quand elle apparaît. C’est ce que fait très bien Magalie Kellal avec les équipes qui travaillent avec elle. Ça, c’est le plus important, parce qu’il faut que les adultes soient compétents en interne – au sein même des établissements scolaires, là où ça apparaît – pour stopper immédiatement ces brimades. Donc, on forme ces équipes d’adultes.

Par ailleurs, évidemment, on associe des élèves sous forme d’ambassadeurs. Mais ces élèves ne peuvent agir que si l’équipe adultes est en action, bien sûr. Et puis, au-delà de ça, le programme Phare envisage une sensibilisation de tous les élèves par des séances de sensibilisation à cette question. Voilà comment se déploie le programme Phare dans les grandes lignes.

RF : Magalie, vous qui pilotez ça, [qui] avez mis ça en place au quotidien avec les équipes enseignantes avec lesquelles vous travaillez : comment se passent concrètement ces formations ? Et, surtout, qu’est-ce que ça a changé dans votre rapport et dans le rapport des équipes enseignantes, et plus largement des équipes adultes, [concernant l’]approche du harcèlement scolaire ?

MK : Alors déjà, effectivement je pilote cette méthode au sein de mon établissement, mais ça implique un vrai investissement de la part de tout le monde. Le chef d’établissement doit s’impliquer, et c’est grâce au chef d’établissement que madame Quartier a pu intervenir sur l’établissement pour transmettre la formation et la méthode à l’équipe. Donc, ça, c’est important.

La méthode, c’est une chose. Mais il faut vraiment être convaincu par les valeurs qu’elle véhicule. C’est-à-dire que c’est important de penser qu’on va arrêter de chercher si oui ou non c’est du harcèlement. On va simplement agir dès qu’un enfant, un adolescent, subira des intimidations. Ça, c’est la première chose. Il faut en être convaincu – convaincu parce qu’on entend encore : « Oui, mais est-ce que t’es sûre que c’est vraiment du harcèlement ? Est-ce que tu es sûre que ce n’est pas sa faute ? Elle n’avait qu’à pas faire ci, elle n’avait qu’à pas faire ça. » Donc ça c’est vraiment la première chose pour ne pas tomber dans le piège.

La deuxième chose : je pense que c’est vraiment important d’oublier le côté « sanction qui va forcément résoudre le problème ». C’est-à-dire que, pendant longtemps, les adultes ont pensé que faire quelque chose, ça voulait dire sanctionner quelqu’un, trouver un coupable. Aujourd’hui, on sait que, dans les situations de harcèlement, trouver un coupable, c’est très compliqué. Souvent, on fait erreur… en tout cas, ça ne protège pas la victime. L’enfant-cible ou l’adolescent-cible, ça ne le protège pas. Donc il faut vraiment réfléchir à qui on veut aider et comment on veut aider.

Et la méthode, elle permet aujourd’hui effectivement d’accompagner des situations d’intimidation en déployant des petits entretiens. On a plusieurs enseignants, mais aussi CPE, directeurs de Segpa, infirmières, assistants d’éducation, donc une équipe qui est pluridisciplinaire. Ces entretiens, ce sont des petits entretiens de quelques minutes avec les enfants intimidateurs, ou en tout cas [les élèves] de la classe. Ils sont tous reçus de la même manière, individuellement, et on essaie de sortir, tous, la tête haute du schéma et de la pression de groupe dans lesquels ils sont tous piégés.

HA : Avant justement de vous demander de nous parler de choses très concrètes, d’un cas très concret… On a parlé de cette méthode mais on n’a pas vraiment dit en quoi elle consistait. Marie Quartier, est-ce que vous pouvez nous donner les grandes lignes, les principes et peut-être la méthodologie que vous avez à la fois adaptée et affinée avec Jean-Pierre Bellon ?

MQ : Oui, alors, la méthode de la préoccupation partagée, qui est héritée du psychologue suédois Anatol Pikas, a été adaptée effectivement par Jean-Pierre Bellon, Bertrand Gardette et moi-même au contexte français, qui a ses spécificités, avec un soutien très développé de l’élève-cible et de sa famille, ce qui n’est pas le cas dans la méthode d’origine. Pour bien comprendre, c’est une méthode qui vise à briser l’effet de groupe, les phénomènes de groupe, pour réindividualiser les élèves, au moyen de ces petits entretiens dont Magalie a parlé.

Donc on reçoit de manière individuelle les élèves. L’adulte est face à l’élève pour des entretiens très brefs en ce qui concerne les élèves intimidateurs présumés et [les élèves] témoins. Donc ce n’est pas pesant. Ce sont des entretiens brefs qui servent uniquement à permettre à l’enfant de s’arracher à cette logique et à retrouver une boussole qui est : « Mais mon camarade ne va pas bien ». On attire son attention. Et les enfants qui sont pris en tant qu’intimidateurs ne sont pas des monstres. Il ne faut pas croire que ce sont des délinquants, des graines de délinquants. Non non, ce sont tous les enfants, ce sont nos enfants : nos enfants participent à ce genre d’action et il suffit qu’un adulte se place de manière bienveillante face à eux, mais ferme en même temps, pour que l’enfant comprenne à quel point c’est grave. [Il suffit qu’un adulte] lui dise : « Mais ton camarade ne va pas bien. Moi, je remarque qu’il ne va pas bien, nous l’avons remarqué. Qu’est-ce que tu en penses ? » Les enfants, très vite, vont rejoindre ce point de vue de l’adulte et vont s’arracher à cette logique toxique des fonctionnements de groupes pour finalement apporter une aide à l’enfant qui en a besoin. Et ça marche vraiment très bien parce que, en fait, les enfants ont en eux un sens moral et il suffit de faire appel à ça.

Et de l’autre côté, on a un entretien plus long, plus fouillé, bien sûr, et plus enrobant je dirais, avec l’élève-cible, qui a besoin d’être vraiment écouté, entendu, accompagné pour avoir un sentiment de sécurité au sein de son établissement scolaire.

RF : Alors on comprend bien les enjeux et ce qui peut se jouer. Magalie Kellal, est-ce que vous auriez un exemple très concret, qui illustrerait les propos de madame Quartier, qui a pu se passer récemment ou d’une façon plus lointaine, que vous auriez pu vivre dans votre établissement ?

MK : Alors sur l’établissement dans lequel j’interviens, on a traité environ 27 situations sur l’année scolaire dernière [2021-2022]. Des situations, il y en a plein. Il y en a des plus complexes que d’autres. En général, elles fonctionnent bien quand elles sont prises tout de suite. C’est vraiment la chose importante. Plus on va attendre, plus ça va être compliqué d’avoir une efficacité dans la méthode.

Alors les situations, il y en a une qui est arrivée en milieu d’année, qui m’a beaucoup marquée parce que la résolution a été presque magique. Souvent, les élèves peuvent même être interloqués du changement. Les élèves, en tout cas [les élèves-]cibles, se disent : « Ah bah, les choses ont changé vraiment d’une semaine sur l’autre. » C’est une jeune fille qui était studieuse, sérieuse, et dans une classe plutôt difficile. Les enseignants avaient tendance à la prendre comme exemple au sein de la classe ; elle était souvent nommée comme l’exemple à suivre. Ça part d’une bonne intention de la part des enseignants. Ils pensaient pouvoir motiver les troupes comme ça. Malheureusement, petit à petit, cette élève-là a été stigmatisée par ses camarades, et elle a été un petit peu rejetée, voire beaucoup. Et petit à petit, sur les réseaux sociaux, on a appris qu’elle pouvait subir des demandes, où on lui disait : « Partage tes devoirs, partage-nous les cours. Puisque tu es la bonne élève, tu sais forcément faire. Donc partage-nous les interros de demain, les devoirs, etc. » Elle a refusé plusieurs fois et, là, elle a senti vraiment une agressivité de certains camarades, qui devenaient de plus en plus agressifs.

Et l’enseignant, son professeur principal, a vite remarqué qu’il se passait quelque chose. Il l’a reçue en fin de cours et elle a pu se confier. Rapidement, ce professeur, qui est formé à la méthode, a transmis ses inquiétudes à la cellule, donc aux membres de l’équipe formée, et nous avons déclenché la méthode. Une dizaine d’élèves de la classe ont été reçus par les personnels formés. Et effectivement, une grande majorité a reconnu qu’ils avaient observé qu’elle n’allait pas bien, qu’elle avait changé d’attitude.

HA : Alors, ce qu’il faut peut-être préciser, c’est que ce ne sont pas tous les élèves, mais pas non plus des élèves ciblés particulièrement que vous recevez. Comment est-ce que vous les choisissez ?

MK : En général, on essaie de mélanger un petit peu, c’est-à-dire qu’on prend les élèves que l’élève-cible nomme – quand il les nomme, car il y a des élèves-cibles qui ne donnent pas de nom. Mais en tout cas, pour cette situation, elle avait clairement identifié des élèves, et elle avait aussi nommé des élèves qui ne participaient pas vraiment, mais en tout cas qui ne se positionnaient pas, qui étaient plutôt passifs, notamment sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire qui étaient présents sur ce groupe, qui voyaient ce qui se passait, mais qui ne faisaient rien. Donc on a fait les entretiens avec ce panel-là, et très rapidement, on s’est aperçus que les élèves qui intimidaient cette jeune fille – notamment les plus virulents – ont immédiatement cessé. Et ceux qui ne se positionnaient pas se sont positionnés. C’est-à-dire que certains ont quitté le groupe sur lequel cette jeune fille était malmenée, et d’autres sont venus lui faire des excuses en lui disant qu’ils auraient dû la défendre. Certains sont venus lui dire : « C’est vrai que moi je ne suis pas très bon élève, j’aimerais que tu m’aides. » Elle a été très contente de pouvoir aider des camarades. En tout cas, la manière était beaucoup plus adaptée de lui demander de l’aide.

Forcément, nous, on suit les élèves-cibles de manière intensive au début. Une fois que l’élève nous assure que la situation s’est améliorée, on laisse un peu de temps, on revoit l’élève-cible, mais de manière moins intensive. Et cette élève est revenue deux semaines après me dire « Voilà, je suis heureuse parce que je peux revenir au collège de manière sereine. J’aime tellement l’école que ça m’embêtait d’avoir la boule au ventre pour venir à l’école. »

Ce sont des situations qui sont vraiment intéressantes, parce qu’on se rend compte qu’en deux semaines, cette jeune fille a repris confiance en elle. Elle a retrouvé le sourire et le goût à l’école alors que deux semaines avant, elle était vraiment en souffrance.

HA : Et on sent qu’on arrête quelque chose qui aurait pu prendre des proportions beaucoup plus graves.

MK : Exactement.

RF : Alors, parole aux élèves. Je vous propose qu’on écoute des élèves d’une école primaire, l’école Pierre-Jakez-Hélias en Bretagne. Ce sont des élèves qui sont des ambassadeurs contre le harcèlement, évidemment.

[Extrait de la vidéo Lutter contre le harcèlement : une illustration concrète en école primaire, témoignages de deux élèves]

« ÉLÈVE 1 : Mes missions, c’est d’essayer de repérer les enfants qui ne vont pas bien, ceux qui sont embêtés. Et après, essayer de régler les problèmes si c’est possible. Et si ce n’est pas possible, on va voir une maîtresse ressource, [et] l’élève pourra s’exprimer avec elle. Et puis ça va être elle qui va s’en occuper. 

ÉLÈVE 2 : Moi, je suis en CM2 cette année, mais l’année prochaine, je serai au collège. Donc je me sens plutôt bien préparée, parce qu’après ce qui s’est passé ici, on a, au final, tous appris à lui en parler. »

[Fin de l’extrait]

RF : Marie Quartier, derrière les mots de ces élèves, on aurait envie de savoir comment ils sont sensibilisés à ces questions, en battant peut-être en brèche quelques fausses bonnes idées – parfois on montre des films sur le harcèlement, on réactive par-là certains clichés. Comment on amène ces élèves à cette maturité sur cette question ?

MQ : La question de la prévention est délicate et on a là aussi commis un certain nombre d’erreurs, dont celle que vous avez mentionnée, qui consiste à montrer un film à une classe entière sur le harcèlement scolaire, ce qui est quelque chose de très dangereux. Parce qu’en fait, un film – surtout ces fictions qui sont très émotionnelles, très dramatiques –, on montre ça à une classe entière, donc on renforce encore ces émotions au sein du groupe. On ne peut pas contrôler ensuite ce que va penser ce groupe. Le groupe, c’est une entité qui nous échappe : qu’est-ce que ça va provoquer ? Moi, j’ai vu des situations de harcèlement, de cyberharcèlement même, assez graves émerger suite à ce type de sensibilisation. Donc ça, c’est vraiment jouer à l’apprenti sorcier que de compter, comme ça, sur un film qu’on projettera à une classe pour que ça sensibilise les élèves. Non, ça ne marche pas comme ça. On a besoin d’un travail de réflexion, de dialogue. Et surtout, ils ont besoin de se sentir rassurés. Tout ce qui va culpabiliser les élèves ne fonctionnera pas. On n’a pas le droit, en tant qu’adultes, de les sensibiliser en leur disant : « Regardez, il ne faut pas faire ça, ce n’est pas bien, ne faites pas ça. Ne soyez pas mauvais », comme si c’était leur faute. On l’a dit au début, la faute est du côté des adultes. Les adultes doivent être présents. Les adultes doivent être rassurants. Les adultes doivent être disponibles. L’enfant a besoin de se rassurer en sachant qu’un adulte est là, qui va le comprendre, qui va vraiment l’écouter, qui va le prendre au sérieux, qui ne va pas le juger. Et aussi qui va, comme disait Magalie, intervenir aussitôt s’il y a une moquerie, s’il y a un surnom, s’il y a du rejet. Il faut cette protection de l’adulte. 

Donc une bonne sensibilisation, c’est une sensibilisation qui crée ce lien de confiance entre les adultes et les enfants, et non pas des messages qu’on leur enverrait, qui les culpabiliseraient ou qui les inquiéteraient davantage sur le phénomène du harcèlement scolaire.

HA : Magalie Kellal, dans votre établissement et dans les écoles que vous suivez, vous faites ces séances de sensibilisation. Comment est-ce que vous les aborder ?

MK : Ah bien sûr, dans tous les établissements scolaires, je crois qu’il y a eu ces écueils dont parle Marie Quartier, de ces films qui ont été diffusés dans une classe, comme ça, où on explique aux enfants qu’il ne faut surtout pas « faire ça ». Aujourd’hui dans l’établissement dans lequel j’interviens, on essaie plutôt de travailler sur les compétences psychosociales : essayer de développer chez l’enfant la solidarité, l’empathie, l’entraide. C’est ce genre de choses aujourd’hui qui est travaillé dans les établissements, à des échelles différentes, selon les niveaux, selon l’âge. Je pense aussi aux écoles primaires qui font un gros travail sur [le développement de] l’empathie [et de] l’écoute. S’inquiéter de son camarade, l’aide, les travaux de groupe, aujourd’hui, les enseignants font beaucoup ça aussi : travailler, aider celui qui a un peu plus de difficultés ; et je crois vraiment que c’est ça qui peut, à un moment donné, permettre aux enfants de réfléchir, peut-être différemment, à ce qui se passe dans la classe, à « Comment j’interviens quand un camarade ne va pas bien ? À qui je dois en parler ? Et comment je dois faire ? » Je pense plutôt à ça que réellement leur expliquer ce qu’ils ne doivent pas faire. En tout cas, à l’adolescence, ils savent ce qu’ils ne doivent pas faire.

RF : Il y a une question qui est importante. On a parlé des élèves, on a parlé des enseignants et, quelque part, en creux, de la pédagogie dont ils doivent faire preuve autour de ces questions. Et aussi la question de la posture de l’enseignant, on l’a bien compris dans ce que vous dites, qui doit aussi se transformer. En tout cas, il y a tout un travail sur cette alliance à faire avec les élèves, qui est quelque chose de pas forcément évident. Et tout un travail autour de l’éthique aussi. Marie, c’est bien ça ?

MQ : Oui, bien sûr. Il faut une éthique, évidemment, qui fait partie du cœur de métier des enseignants. Eirick Prairat a beaucoup écrit sur l’éthique enseignante et je pense que ça peut nous inspirer beaucoup. Peut-être qu’on pourrait quand même insister sur le fait que les enseignants eux-mêmes ont besoin de se sentir en sécurité. Ils sont les garants de la sécurité des enfants, mais pour ça, il faut qu’eux-mêmes sentent qu’ils sont soutenus. Ils ont besoin de travailler dans une bonne ambiance avec leurs collègues, qu’il n’y ait pas de tabou, qu’on puisse dire quand une classe est pénible, qu’il n’y ait pas de jugement non plus.

C’est un métier difficile. C’est un métier qui demande une énergie, un don de soi énorme et c’est dur pour les enseignants. Certains ne sont pas suffisamment soutenus. C’est à tous les étages que ça doit se passer. Il faut soutenir les enseignants, leur donner ce sentiment de sécurité et les inciter, du coup, à eux-mêmes jouer ce rôle auprès des élèves pour créer la sécurité. Et respecter une éthique stricte, effectivement : il y a quand même beaucoup de choses qu’il ne faut pas faire. Il ne faut jamais mettre un élève en difficulté devant ses camarades. Il ne faut jamais favoriser, évidemment… il ne faut jamais se moquer d’un élève. Il y a des choses évidentes, peut-être, mais qui parfois, bizarrement, apparaissent encore dans certains comportements d’enseignants.

HA : Alors on a parlé des élèves, on a parlé des enseignants ; et [il y a] d’autres acteurs dont on n’a pas encore parlé, et pour cause, ce sont les parents. Je vous propose qu’on écoute deux enseignantes qui sont dans la même école que les élèves ambassadrices que nous avons entendues tout à l’heure et qui nous expliquent un petit peu comment elles procèdent avec les parents des élèves intimidateurs.

[Extrait de la vidéo Lutter contre le harcèlement : une illustration concrète en école primaire, témoignage d’une enseignante]

« Certains parents étaient demandeurs d’être informés lorsque leur enfant était intimidateur, ce qui s’entend tout à fait. C’était vraiment dans un objectif positif d’accompagner leur enfant, que ça ne se reproduise pas. Donc, on est obligées de leur expliquer que cette méthode-là a aussi pour but d’aider l’enfant à évoluer, et même s’il a été intimidateur à un moment, [de] lui donner une porte de sortie. Donc, si les parents sont au courant et vont directement essayer de résoudre le problème avec les autres parents à l’extérieur, ça ne fonctionne pas du tout. Voilà, on est à l’école, c’est éducatif. Et notre idée, c’est aussi d’aider ces enfants, qui ont pu être intimidateurs à un moment, à sortir de ce rôle-là en étant acteur dans la résolution du problème, en proposant des solutions.

La méthode est basée sur la bienveillance. Il n’y a pas de sanction pour les enfants intimidateurs. Il n’y a pas de sanction parce que ce qu’on veut, c’est qu’ils arrêtent, qu’ils évoluent, qu’ils nous aident à résoudre le problème, qu’ils changent de rôle. Et c’est très valorisant pour eux et très efficace. »

[Fin de l’extrait]

HA : Marie Quartier, ça paraît un peu contre-intuitif, cette idée de ne pas contacter les parents des élèves et de [ne pas] parler avec eux. Dites-nous-en un petit peu plus.

MQ : Alors on parle là des parents des élèves intimidateurs présumés, n’est-ce pas, ou témoins. Parce que les parents de l’élève-cible, on va très souvent les rencontrer, en revanche. Bien sûr, ils ont besoin eux aussi d’être soutenus, donc il faut qu’on les rencontre. Mais effectivement, vous comprenez, c’est une méthode non blâmante. Évidemment, s’il y avait une sanction posée, là il faudrait absolument rencontrer les parents, c’est normal de les informer. Mais tant qu’on est dans une méthode non blâmante, qu’on fait ce choix où, finalement, on ne va jamais accuser l’élève d’avoir mal agi, on ne va pas le mettre en cause. On va le prendre à témoin de la souffrance de son camarade pour que, naturellement, finalement, il change de posture, sans avoir été accusé. On fait cela pour toutes ces brimades qui ne tombent pas sous le coup de la sanction, et qui ont besoin juste qu’on remette les enfants sur le droit chemin. Si on informait les parents de ces élèves-là, alors qu’on n’a pas prévu du tout de faire de sanction, qu’est-ce qui se passerait ? Soit le parent de l’élève va prendre la défense de son enfant, parce qu’il va quand même se sentir mis en cause par l’école. Il risque de se dire « Houlà là mon enfant se conduit mal. » Il va prendre la défense de son enfant en disant : « Non, non, mais vous savez, c’est la faute d’untel… » Ce n’est pas du tout ce qu’on veut. Soit il ne va pas pouvoir s’empêcher de faire une bonne leçon de morale à son enfant, voire de le sanctionner, ce qui est totalement le contraire de notre démarche à nous, qui préserve, je dirais, l’amour-propre de l’enfant et qui lui permet, comme disait très bien cette dame, de sortir par le haut de la situation.

Donc ce serait totalement contre-productif d’informer les parents ; et les parents doivent faire confiance. S’il y a quelque chose de grave, évidemment qu’on les avertit. Mais l’école doit au quotidien éduquer les enfants vers de bons comportements au sein du groupe, c’est son rôle et ça se passe au travers de cette méthode. Alors on ne va pas tout raconter aux parents de ce qu’on fait minute par minute pour faire évoluer leurs enfants. Vous voyez ? C’est le travail de l’école, tout simplement.

RF : On a vu qu’il y avait pas mal de choses contre-intuitives, ou des fausses bonnes idées de départ dans ce traitement du harcèlement. Il y a une autre idée qui avait été évoquée en préparant cette émission : on a parfois cette image – je vais être caricatural, mais à dessein – du prof un peu frontal, avec la classe en autobus, et chez lui, il n’y a pas de soucis, tout se passe bien et il n’a aucun problème de harcèlement. Et ce prof un peu plus – je mets tous les guillemets qu’il faut – innovant, qui travaille en îlots, et puis là il y a des choses qui se passent, et il y a peut-être des phénomènes de harcèlement. Ce n’est pas parce que c’est une question de pédagogie, mais c’est plutôt, par exemple, qu’on ne sait pas tout à fait ce qui se passe dans les petits groupes à ces moments-là. Ce n’est pas seulement non plus une question de pédagogie : il y a des phénomènes comme ça, un peu contre-intuitifs pédagogiquement, même dans les actions des profs ?

MK : Alors je pense que ce qui est important, c’est vraiment, comme le disait encore une fois Marie Quartier, que les profs puissent discuter entre eux, se sentir libres justement de pouvoir dire : « Bon bah voilà, moi je ne travaille pas comme mon collègue prof d’anglais. Est-ce que dans ton cours, tu as le même genre d’agissement que dans le mien ? ». Et de pouvoir partager ça. Si l’enseignant se sent jugé parce que, dans sa classe, il y a du chahut, et que, du coup, il a peur de se sentir jugé, il ne va pas en parler, et encore une fois, on va perdre du temps à pouvoir repérer les situations. Il faut que les enseignants osent en parler librement, avec l’ensemble de l’équipe, quand ils remarquent que dans leurs cours, il y a du chahut. Sans avoir crainte, derrière, qu’on juge leurs pratiques ou leur pédagogie ou leur façon d’être en relation avec leurs élèves.

HA : Il y aurait encore beaucoup de choses qu’on aimerait aborder avec vous. Il y a une chose, peut-être, que nos auditeurs s’étonneront de ne pas avoir trop entendu encore. C’est la question du harcèlement sur les réseaux sociaux, le cyberharcèlement, etc. Ça mériterait vraiment une émission en soi. Mais ce que vous pourriez nous dire, Marie Quartier, c’est comment cette méthode que vous mettez en place, qui s’appuie sur des entretiens avec les personnes, peut avoir prise sur des phénomènes de groupe « virtuels », sur les réseaux.

MQ : Le cyberharcèlement a deux formes principales. La première, c’est lorsqu’il est simplement un prolongement de ce qui se passe entre les élèves. On voit que ça se passe à l’école, entre les élèves, et puis ça se prolonge sur les réseaux sociaux et ça revient le lendemain à l’école. Quand c’est ça, finalement, la méthode fonctionne, parce qu’on a prise sur des individus malgré tout. On les connaît, ils sont face à nous. Même si ça se prolonge sur les réseaux, ce sont quand même nos élèves, on les a sous la main.

Là où c’est très compliqué : ce sont les phénomènes de cyberharcèlement, beaucoup plus massifs et beaucoup plus brutaux, de l’ordre du flaming ou du sexting, qui s’abattent de manière soudaine sur un élève-cible et qui prennent une ampleur très très grande en très peu de temps. Et là, évidemment, c’est beaucoup plus compliqué. On est obligés d’avoir des stratégies de protection de la victime bien pensées en avance, en amont de toute situation dans les établissements scolaires. Je pense au sexting où il vaut mieux que les établissements scolaires soient vraiment préparés en amont pour tout de suite avoir les bons réflexes. Ce sont des situations plus compliquées où la méthode de la préoccupation partagée ne suffira pas. On peut s’en inspirer pour faire certaines choses, mais on aura besoin d’autres dispositifs bien plus importants, bien plus décisifs.

RF : On aimerait dire tellement plus de choses, mais on espère en tout cas avoir donné envie à tous nos auditeurs d’aller chercher plus loin sur cette méthode et sur ces questions ô combien vives. On a l’habitude de terminer l’émission en demandant à nos invités une inspiration autour de la thématique qui a été évoquée. Est-ce que vous pourriez l’une et l’autre partager une inspiration avec les auditeurs, peut-être en commençant par Magalie ?

MK : Alors moi qui suis fan de séries, j’ai beaucoup été impactée par la série 13 Reasons Why, qui parle d’une jeune fille qui s’est suicidée – en tout cas la série commence comme ça, donc je ne spoile personne en le disant. Elle a laissé des enregistrements où elle explique les treize raisons pour lesquelles elle est passée à l’acte, et il s’agissait de harcèlement grave. Et dans cette série, on se rend compte à quel point la passivité des adultes, des camarades, de la famille, de l’entourage, a été violente pour cette jeune fille qui n’a trouvé aucune main tendue. Je trouve aussi que c’est une série qui ne rentre pas forcément dans les profils dont on a parlé tout à l’heure, parce que cette jeune fille, dans la série, peut aussi être populaire à certains moments. Donc, on peut aussi se rendre compte qu’une jeune fille populaire peut basculer dans une profonde détresse si elle est la cible d’attaques.

RF : Merci pour cette inspiration. Marie Quartier, de votre côté ?

MQ : Alors moi je donnerais un livre et un film. Je vais faire vite. Le livre de Noémya Grohan, De la rage dans mon cartable [Hachette Romans, 2017], qui est vraiment un témoignage extrêmement juste, extrêmement précieux pour bien comprendre comment ça peut être vécu – c’est une jeune fille qui a été harcelée pendant tout le collège. Voilà un très beau livre. Et puis un film récent, qui est sorti en 2022, d’une réalisatrice belge, Laura Wandel, et qui s’appelle Un monde [2021]. On voit une petite fille qui entre en CP et tout ce qu’elle vit. C’est un film que les adultes doivent regarder. On comprend ce que vit l’enfant, c’est filmé à hauteur d’enfant. Il faut montrer ça aux adultes. Il faut que les adultes comprennent ce que vit vraiment l’enfant dans ce milieu.

HA : Ça sera vraiment la conclusion, je pense, de cette émission : ce rôle central des adultes qui ne doivent pas être passifs – on l’a entendu –, qui doivent agir, mais aussi ne pas agir n’importe comment. On a entendu aussi qu’il y a beaucoup de bonnes intentions qui n’ont pas forcément des résultats très positifs. Donc c’est vraiment important de suivre cette méthode et son éthique. On vous invite à aller voir toutes les ressources qui permettent de se former à cette méthode et, plus généralement dans le cadre du programme Phare. Merci beaucoup à toutes les deux de votre présence.

MK & MQ : Merci !