🎨 Wise Wizard Games fait le grand saut vers l’IA ! Entre prouesse technologique et controverse éthique, le débat est ouvert.


Gus

Article écrit par Gus. Rédacteur-en-chef de Gus&Co. Enseigne à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration, travaille dans le monde du jeu depuis 1989 comme auteur et journaliste.

321 dragons générés par IA : le pari de Wise Wizard

En bref :

  • Wise Wizard Games utilise l’IA pour Draconis 8 : 321 illustrations générées, retouchées par un artiste, 120 000$ récoltés sur Kickstarter.
  • L’industrie se déchire : Games Workshop et Stonemaier interdisent l’IA, Terraforming Mars et Awaken Realms l’adoptent.
  • Les artistes dénoncent le vol de leur travail par l’IA et s’inquiètent pour l’avenir, les illustrations générées n’étant pas protégeables par copyright.


« C’est du vol, point final ! » tonne Kyle Ferrin, l’illustrateur de Root. La guerre est déclarée dans le monde des jeux de société. Alors que l’éditeur Wise Wizard Games dit oui à l’IA.

Mais alors clairement, la tempête fait rage dans le monde des jeux de société (non, pas seulement) ! Alors que l’intelligence artificielle s’invite de plus en plus dans nos vies, et ceci depuis deux ans avec l’arrivée de ChatGPT le 30 novembre 2022, voilà qu’elle s’immisce maintenant (de plus en plus) dans nos précieux jeux de plateau.

Et pas de n’importe quelle manière : elle s’attaque à leur âme même, l’art qui donne vie à nos univers ludiques préférés. À tel point que certains grands noms de l’industrie prennent des positions radicales : Games Workshop vient d’interdire totalement l’utilisation de l’IA dans ses prestigieux concours Golden Demon. Un débat passionné qui mérite qu’on s’y attarde. Oui, encore une fois !

Faut-il avoir peur de l’IA générative dans les jeux de société ?

Les lignes de front se dessinent

Face à la controverse grandissante, les acteurs de l’industrie prennent position. D’un côté, nous avons Games Workshop qui vient de bannir catégoriquement l’IA de ses concours Golden Demon. L’événement déclencheur ? Un double vainqueur du Slayer Sword qui a osé utiliser l’IA pour créer le décor de sa figurine. La réponse de l’éditeur a été aussi tranchante qu’une épée énergétique : un « non » catégorique à toute utilisation de l’IA.

À l’opposé, des éditeurs comme Wise Wizard Games (Star Realms) plongent tête la première dans la technologie. Champions of Otherworldly Magic a même déboursé 90 000 dollars pour des illustrations générées par IA, réalisées en à peine deux jours par mois ! Stronghold Games (Terraforming Mars) et Awaken Realms suivent le mouvement, avec des campagnes Kickstarter qui dépassent les millions de dollars.

Au milieu, nous retrouvons Stonemaier Games (Wyrmspan), qui affirme ne vouloir « rien avoir à faire » avec cette technologie. Une position médiane qui reflète bien le dilemme auquel fait face l’industrie.

Stonemaier Games dit non à l’IA dans la création de jeux

La stratégie de Wise Wizard

Le cas de Wise Wizard Games mérite qu’on s’y attarde. Pour son nouveau jeu Draconis 8, l’éditeur de Star Realms en VO ne fait pas mystère de son utilisation de l’IA, au contraire : il en fait un argument marketing ! Leur approche ? Un mélange d’IA et d’intervention humaine qui, selon eux, permet de créer 321 illustrations uniques là où le jeu n’en aurait eu que 17 sans cette technologie.

« Ce n’est PAS ce que vous pensez, » se défend Rob Dougherty, CEO de Wise Wizard Games sur le site américain BoarGameWire. « Nous utilisons l’IA comme un outil d’artiste, pas comme un remplacement. » Leur processus implique des prompts dessinés à la main et de multiples interventions de l’artiste Antonis Papantoniou qui « peint par-dessus » les générations de l’IA.

Un critique anonyme n’hésite pas à comparer cette approche à « saupoudrer du persil sur un plat surgelé en prétendant cuisiner un repas cinq étoiles ». Il pointe également du doigt la « transparence » affichée de l’éditeur : « Ils savent bien que leur Kickstarter ne serait pas aussi lucratif sans IA. Leur « transparence » est juste une tentative pour sauver la face, alors qu’ils savent pertinemment que l’IA leur permet d’économiser un max de frais d’artistes. »

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette controverse, c’est le contraste avec d’autres éditeurs qui restent muets sur la question de l’IA. En plein débat sur la responsabilité éditoriale et l’éthique artistique, Wise Wizard Games a au moins le mérite d’assumer ouvertement sa position, pour le meilleur et pour le pire. Une transparence qui n’a pas empêché leur campagne Kickstarter de récolter près de 120 000 dollars (à l’heure à laquelle je vous écris)…

Les artistes contre-attaquent

Mais cette transparence affichée ne convainc pas tout le monde. Kyle Ferrin, l’illustrateur de Root et d’Arcs, est catégorique : utiliser l’IA, c’est « assumer la responsabilité de tout ce que ces programmes font pour créer ces images, c’est-à-dire du vol. » Une position d’autant plus pertinente que les outils utilisés (Midjourney, Dall-E) sont notoirement entraînés sur des œuvres d’artistes sans leur consentement. Il compare l’utilisation de l’IA à « servir de la pâtée aux cochons ». Mais ce n’est que le début. Pour lui, le problème est triple : éthique, créatif et légal.

« C’est du vol, point final ! » tonne-t-il. « Quand vous utilisez ces programmes, vous volez probablement Magic: The Gathering, Wizards of the Coast et des milliers d’autres artistes. » Et de poursuivre avec un argument qui fait mouche : l’IA artistique est incapable d’innovation. « Elle ne peut que régurgiter ce qui existe déjà. C’est comme faire une soupe avec des soupes déjà préparées – vous n’obtiendrez jamais rien de nouveau. »

Mais le plus inquiétant ? Selon Ferrin, les images générées par IA ne peuvent pas être protégées par copyright. « Si vous créez un jeu avec ce type d’art, n’importe qui peut le copier légalement. Vous ne possédez ni les mécaniques (non brevetables) ni l’art ! » Une perspective qui fait froid dans le dos pour l’industrie…

Ces critiques acerbes soulèvent une question fondamentale : peut-on vraiment parler d’art quand une machine reproduit et mixe le travail d’autres artistes ?

Le débat éthique

Voici le nœud du problème : les IA artistiques sont entraînées sur des millions d’œuvres d’art… sans l’accord de leurs auteurs et autrices. C’est un peu comme si on prenait tous les ingrédients dans la cuisine d’un chef étoilé pendant son absence pour faire notre propre plat ! Certes, Wise Wizard assure que leur processus est différent, que leur artiste « peint par-dessus » les générations de l’IA. Mais est-ce suffisant pour justifier l’utilisation d’une technologie basée sur l’appropriation du travail d’autrui ?

Et maintenant, que va-t-il se passer ? Les éditeurs semblent avoir trouvé leur poule aux œufs d’or : plus d’illustrations, moins de coûts, des campagnes Kickstarter qui cartonnent… Mais à quel prix ?

Pour Kyle Ferrin, la réponse est simple : si vous ne pouvez pas vous permettre de payer un artiste, ne faites pas le jeu. « Je vois combien vous gagnez sur Kickstarter. Payez quelqu’un ! » lance-t-il. « C’est comme un restaurant qui dirait ne pas pouvoir survivre sans exploiter des adolescents – ce n’est tout simplement pas un modèle d’affaires viable. »

Jamey Stegmaier de Stonemaier Games propose une alternative concrète : travailler avec des artistes en début de carrière, cherchant à se faire un nom, et les payer équitablement. Il suggère d’ajuster des paramètres comme la taille des illustrations ou le nombre d’éléments dupliqués pour trouver un équilibre entre qualité visuelle et budget.

Les pistes de solution ne manquent pas :

  • Encourager la transparence des éditeurs sur leurs sources d’illustrations
  • Créer des labels « 100% art humain » pour certifier l’origine éthique des images. Oui, cela existe déjà. Le fameux : Illustré à la main, de la Charte des Illustrateur·ices Ludiques
  • Mettre en place des systèmes de redevances pour les artistes dont les œuvres servent à entraîner les IA
  • Développer des bourses pour soutenir la nouvelle génération d’artistes
  • Favoriser des usages éthiques de l’IA en support créatif plutôt qu’en remplacement

Certains suggèrent une voie médiane : l’Intelligence Hybride (IH). L’idée ? Utiliser l’IA comme un outil pour générer des ébauches que des artistes humains sublimeront ensuite. Une collaboration fertile où la machine démultiplierait l’imaginaire des créateurs plutôt que de le remplacer. D’ailleurs, certains éditeurs commencent déjà à apposer un label sur leurs boîtes pour spécifier l’origine humaine des illustrations, montrant l’importance grandissante de cette problématique pour les consommateurs.

L’impact environnemental

Dans ce débat, passionné, passionnant, sur l’éthique artistique, une question cruciale reste dans l’ombre : l’empreinte écologique de cette révolution IA. Les entreprises, éditeurs de jeux utilisant l’IA ont clairement augmenté leur consommation d’énergie. On peut se demander si ce n’est pas un peu… ridicule d’utiliser autant d’énergie pour produire… du déchet.

L’ampleur du problème est considérable. En 2023, les émissions de CO₂ de Google ont augmenté de 13%, atteignant 14,3 millions de tonnes équivalent CO₂, principalement à cause du développement de l’IA. Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg.

Les chiffres donnent le vertige :

  • L’entraînement d’un seul modèle d’IA peut consommer l’équivalent de 5 voitures pendant toute leur durée de vie
  • La génération d’une image IA nécessite autant d’énergie que la charge complète d’un smartphone
  • Les datacenters nécessaires tournent 24h/24, majoritairement avec des énergies fossiles

Face à ce constat, l’argument de la rapidité et de l’efficacité de l’IA prend un tout autre sens. Certes, un artiste traditionnel prendra plus de temps pour créer une illustration, mais son impact environnemental se limite à quelques heures d’électricité pour son ordinateur ou quelques pinceaux et tubes de peinture.

Mais la question reste posée : dans un monde qui lutte contre le changement climatique, est-il responsable de démultiplier notre consommation d’énergie simplement pour produire plus d’images, plus vite, (beaucoup) moins cher ?

La conclusion qui dérange

Force est de constater que nous sommes à un tournant. L’IA dans les jeux de société n’est plus une question de « si » mais de « comment ». Le fossé se creuse entre ceux qui, comme Games Workshop, choisissent de préserver l’artisanat traditionnel, et ceux qui embrassent pleinement cette nouvelle technologie.

L'approche Wise Wizard (IA + retouches humaines), c'est...
  • 🎭 Du marketing pour masquer des coupes budgétaires
  • 💡 Une innovation intéressante à explorer
  • 🚫 De l'art volé, point final
  • 📈 L'avenir inévitable du secteur
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Car au fond, n’est-ce pas la même question qui se pose pour tous les aspects de nos jeux ? Ce qui fait la beauté de ce loisir, c’est avant tout le talent, la créativité et la passion des joueurs et des joueuses. Qu’il s’agisse de peindre une fig ou d’illustrer un jeu de cartes, c’est dans ces moments de pure création que réside la véritable magie du jeu.

Et vous, férus et fans de jeux de société, de quel côté vous situez-vous ? Préférez-vous 17 illustrations faites à la main avec amour, ou 321 créées avec l’aide de l’IA ? La réponse à cette question pourrait bien déterminer l’avenir de notre loisir.

Dans ce nouveau monde où les machines dessinent nos rêves, il ne reste peut-être qu’une question : à quand un jeu de société créé entièrement par IA… pour des joueurs et joueuses IA. 321 illustrations générées en deux jours, mais combien d’âmes perdues en chemin ?

Wise Wizard Games visuel

Post-scriptum : Quand l’art robotique atteint des sommets

L’actualité nous offre une illustration frappante de cette révolution artistique. Ce vendredi 8 novembre 2024, une œuvre intitulée « A.I. God », créée par le robot humanoïde Ai-Da, s’est vendue aux enchères chez Sotheby’s pour la somme astronomique de 1,2 million d’euros. Ce portrait d’Alan Turing, figure emblématique de l’informatique qui s’inquiétait déjà des usages de l’IA dans les années 1950, marque un tournant historique : c’est la première œuvre d’art réalisée par un robot humanoïde vendue aux enchères.

Cette vente résonne particulièrement avec notre débat sur l’IA dans les jeux de société. Comme l’affirme Ai-Da elle-même, son travail sert de « catalyseur au dialogue sur les technologies émergentes ». Les tons sombres et le visage fragmenté de Turing dans le portrait semblent faire écho aux préoccupations exprimées par les artistes de notre industrie, comme Kyle Ferrin.

Si une œuvre créée par un robot peut atteindre une telle valorisation, que dire de l’avenir de l’art dans nos jeux ? La question n’est plus de savoir si l’IA va transformer notre façon de créer, mais comment nous allons naviguer dans ce nouveau paradigme où les frontières entre création humaine et artificielle deviennent de plus en plus floues.

Comme le souligne Aidan Meller, le créateur d’Ai-Da, « les plus grands artistes de l’histoire ont été aux prises avec leur époque. » Peut-être est-ce là que réside la clé : non pas dans le rejet ou l’adoption aveugle de l’IA, mais dans notre capacité à l’utiliser pour questionner et enrichir notre rapport à l’art et au jeu.


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