Nous avons réduit cette polémique à une lutte entre la police et les libertaires, à une censure des idées libertaires par l’extrême droite. Les uns, les autres, sur Twitter ou à la FNAC, nous avons tenu à soutenir nos engagements politiques en allant acheter le jeu, en placardant des autocollants antifascistes dans les rayons de la FNAC, en manifestant notre colère sur les réseaux sociaux. Mais à cause du fort clivage entre les idées de l’extrême droite et les idées libertaires, nous sommes collectivement passés à côté d’un véritable débat. 


Résumé très rapide de l’affaire : Hier (28 Novembre 2022), le compte Twitter de la FNAC a fait part de sa volonté de retirer de toutes ses enseignes « AntiFa, le Jeu », un objet ludique dont la couleur et l’emballage sont la lutte pour la défense d’idées libertaires dans la rue. Le compte Twitter de la FNAC répondait alors à une sollicitation d’un syndicat de police qui l’interpellait sur l’hypothétique contenu du jeu. L’éditeur Libertalia n’a jamais caché ses opinions politiques. Quant au syndicat de Police ? Il répond en cours de journée être « apolitique »… Cela aurait déjà dû nous interpeller. Mais nous sommes passés à côté d’un détail et c’est là où, comme à son habitude, se cachait le diable.


Regardez bien ces tweets.

   

Avouez-le : vous avez vu des flics et une entreprise de distribution tirer à boulets rouges sur des anti-fa ? Vous aviez raison ! C’est bien ce qu'il s’est passé… sauf que vous avez raté le deuxième cadavre. Là, regardez bien : « le jeu ». « Le jeu » écrit entre guillemet ! Le jeu, étendu sur le sol de l’antichambre de votre dispute, comme s’il s’agissait d’une vulgaire chaussette oubliée !

 
Pour moi, qui suis créateur de jeux politiques depuis plus de quinze ans, le scandale n’était pas uniquement dans la censure d’un jeu libertaire par l’extrême droite. Franchement, on a tous fait un peu semblant de s’en étonner. Ils jouent leur partition, nous jouons la nôtre. C’est un rapport de force. Rien d’anormal. Mes propres jeux ont parfois été censurés dans des associations, ça n’a pas fait la une de la presse pour autant. Le scandale est là. Une fois de plus, on a voulu dépolitiser un domaine de la vie publique : le jeu.


Il est évident quand on relit les tweets à l’origine de cette polémique que ce qui pose problème, c’est autant les idées libertaires que le fait qu’elles soient défendues par un « jeu ». Le mot « jeu » est entre guillemet, comme dit la chanson, c'est peut être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup ! Or, Au Poste, en regardant l’émission de David Dufresne, je n’ai entendu à aucun moment le débat s’ouvrir sur ce sujet. 



Ma Question est simple : le compte twitter de la FNAC, sur ce même sujet, aurait-il pris la décision d’interdire la vente d’un livre libertaire ? voire, d'interdire la vente d'un livre écrit par un universitaire sur le sujet ? La réponse est « non ». C’est donc bien le fait qu’il s’agisse d’un jeu qui pose ici problème. Et, hier, à part sur quelques réseaux concernant le jeu de rôle, je n’ai pas vu ce débat exister en place publique. C’est pourtant le débat de fond pour moi !


Rappelez-vous, il n’y a pas si longtemps, nous nous étions collectivement étonné(e)s que le Président de la République veuille dépolitiser le sport. Ici, nous assistons au même phénomène. Des gens veulent « dépolitiser » le jeu de société. Nous avions eu un débat similaire quand Jean-Luc Mélenchon avait critiqué le fond du jeu vidéo Assassin’s Creed. Certaines personnes s’étaient élevées pour dire : « c’est pas politique, c’est un jeu-vidéo ! » Le vrai scandale est là ! Que l’on puisse affirmer au XXIème siècle que quelque chose comme le sport, comme le jeu-vidéo, comme le jeu de société ne doive ou ne puisse pas être politique est proprement fasciste. Et d’ailleurs, c’est ainsi que, quelques heures plus tard, se défend le syndicat de Police. Que nous disent-ils ? Ils nous disent qu’ils sont apolitiques.

 


 

C’est ça, le fond du problème. C’est là-dessus que nous devons attaquer les « apolitiques », les apolitiques du jeu de société, les apolitiques de l’environnement, les apolitique de la politique. On crève de l’anti-intellectualisme en France. On crève de l’anti-politisation. On nous accuse de politiser des choses qui ne seraient pas politique. Mais bon sang, elles le sont ! Le jeu de société - et nous l’avons montré ici même à La Cellule depuis quatorze ans – le jeu de société est politique dans son fondement même. 


Je me répète. Un jeu est un maelstrom : des gens s’assoient autour d’une table pour proposer des solutions à des problèmes. Ça ne vous rappelle rien ? Des gens qui imaginent des situations possibles, assis autour d’une table, pour prendre des décisions collectives sur le cours du jeu. Ça ne vous rappelle rien ? Dans un jeu, il y a des règles. On y a des droits et des devoirs. Ça ne vous rappelle rien ?! Vous conviendrez avec moi que le jeu de société ressemble bel et bien à une activité très politique. Le jeu réunit des gens de tous âges, de toutes confessions religieuses, des gens en tous genres, etc. depuis des millénaires. Le jeu est politique depuis ses origines mêmes. Il était utilisé par des oracles pour déterminer du destin de la communauté. Bon dieu ! On a assassiné le jeu et tout le monde s’en fout ! Son corps gît sur le sol au milieu d’un affrontement entre les libertaires et les CRS. C'est l'éléphant dans le couloir.


Depuis des années je suis confronté à ce public, ceux qui me disent que le jeu est un divertissement. « On est là pour s’amuser, pas pour réfléchir. » « On est pas là pour se prendre la tête. » Combien de fois ai-je entendu cette phrase prononcée dans la conversation ou autour d’un  jeu de société ? Le monde du jeu a une responsabilité dans cette affaire. Car dans sa volonté de se présenter comme un divertissement, c’est-à-dire dans sa fuite des questions existentielles ou politiques au lieu de se présenter comme un média le jeu s'est apolitisé, il s'est décrédibilisé.

 

 

Nous, le monde du jeu de société, sommes collectivement responsable de la censure d’AntiFa, le jeu. Car, à force de prôner que le jeu sert à se détendre et qu’on-est-pas-là-pour-réfléchir, on finit par devenir cons ! Par être pris pour des cons. C'est-à-dire des gens que l’on peut retirer des rayons d’un supermarché, parce que ce sont des clowns nés pour nous divertir et non pas pour nous faire réfléchir. C’est parce que nous ne nous prenons pas au sérieux, nous, créateurs de jeu de société, auteurs de jeu de rôle, que la société ne nous prend pas au sérieux.


Et attendez ?! L’antifascisme du jeu AntiFa n’est qu’une couleur… Ce n’est qu’un emballage, pour un jeu dont les mécaniques en soi n’ont rien de subversives. Mais attendez que les syndicats de police tombent sur Dog Eat Dog de Liam Liwanag Burke : un jeu dans lequel l’arbitre de la partie est le joueur ou la joueuse ayant le plus d’argent… le plus d’argent, en vrai… IRL. Oui ! Dans le jeu de Liam, les joueurs doivent montrer leur fiche d’imposition avant de jouer, pour bien révéler aux participants que l’oppression des uns sur les autres, n’est pas qu’une mécanique dans le jeu, mais qu’il s’agit aussi et surtout d’une mécanique à l’œuvre en dehors du jeu. 

 



Et attendez que les policiers tombent sur TACEO, du projet-Evasions. Un jeu dont le projet est de nous aider à faire face à un interrogatoire de police ? Que représente « AntiFa, le jeu » dans la lutte contre le fascisme, en comparaison du jeu de société lui-même ? Demain, si le jeu se relève, s'il cesse d'être la vieille chaussette oublié dans le couloir, s'il cesse de se maquiller derrière le divertissement, pour apparaitre tel qu’il est, c'est-à-dire comme un média à part entière, le jeu de société pourrait devenir une solution politique, comme a très bien su nous le montrer Antoine Morgenthaler, dans son éloge du jeu de rôle



 

La polémique a été analysée comme étant un affrontement entre des fascistes et des antifascistes. L'autre affrontement se trouvait une fois de plus dans la confiscation de la parole politique à un domaine de la vie publique. Hier le sport, aujourd’hui le jeu, demain, vous verrez c’est la politique qui ne sera plus politique. Le problème de fond, c’est que nos clivages, nos oppositions, nos polémiques, nos positions binaires sur les réseaux sociaux, nous masquent l’ampleur du désastre. Le désastre, c'est cette apolitisation rampante qui n'est qu'un autre nom du fascisme. 

 

Nous devons retrouver nos couleurs, nous re-politiser, re-politiser le monde du jeu de société et le monde du jeu de rôle. Pour ça, il faut que nous apprenions à nous engueuler autour d'une table, dans le cadre des règles du jeu. Et je suis certain qu'en cette matière le jeu de société à un grand rôle à jouer.