Les Rendez-vous de PHILOPOP- émission du 23 janvier 2022
L'état d'urgence : une menace pour la sûreté des citoyens ?

Réflexion à partir de la lecture de l'Esprit des Lois de Montesquieu (1748),

Etat d'urgence contre le terrorisme (novembre 2015), état d'urgence sanitaire (depuis mars 2020) … L'état d'urgence est en principe un état temporaire qui, pour faire face à un péril imminent, confère des compétences exceptionnelles au pouvoir exécutif et aux autorités administratives, et conduit exceptionnellement à restreindre des libertés. Mais l'inscription au droit commun des mesures d'exception d'abord présentées comme provisoires et la pérennisation de l'état d'urgence ne conduisent-elles pas l'Etat à suivre inexorablement la pente de ce que Montesquieu appelait le « despotisme » ? Jusqu'où l'Etat peut-il aller sans se transformer en instrument d'oppression ?

Pour Montesquieu, le mal à combattre est toujours l'arbitraire, sous quelque forme que ce soit, car il est source de violence et de crainte. Aussi définit-il la liberté politique comme son antidote : elle est « cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté » (XI, 6). Comment l'établir et la maintenir ? Comment instituer l'Etat si l'on veut qu'il protège la liberté politique et ne puisse tomber dans « l'abus de pouvoir » ? Nous allons suivre la démarche de Montesquieu dans les Livres XI et XII de L'Esprit des Lois.

1- L'institution de l'Etat est nécessaire pour établir la liberté et mettre un terme à l'arbitraire et à la violence auxquels les hommes seraient livrés s'il ne réglait pas leur coexistence par des lois (Montesquieu ne distingue pas Etat et gouvernement). Au comble de l'arbitraire, il y a le gouvernement despotique où « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (II, 1). A ce gouvernement s'opposent les « gouvernements modérés » qui sont réglés par des lois (nous les appelons aujourd'hui Etats de droit)

2- Il faut que dans ces Etats une constitution distribue les pouvoirs dans des mains distinctes pour assurer vraiment les conditions de la liberté politique.

a- Le despotisme ne désigne pas seulement le gouvernement despotique, il est aussi une menace qui pèse sur les gouvernements modérés quand il y a « abus de pouvoir ». Pour éviter ce mal, la solution est de le diviser et « d'arrêter le pouvoir par le pouvoir » par une constitution qui distribue les pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) dans des organes distincts

b- L'exemple de la Constitution d'Angleterre permet d'étudier les conditions de la liberté politique: 1- on y trouve un équilibre des pouvoirs législatif et exécutif par leur liaison et leur enchaînement (ils ne sont pas séparés, sinon ils ne pourraient pas se faire contrepoids) ; 2- on y trouve un partage du pouvoir législatif entre des forces sociales et politiques aux intérêts opposés (les nobles et le peuple) ; 3- le seul pouvoir qui est séparé des deux autres, est le pouvoir judiciaire (indépendance de la justice).

3- Il faut encore que cesse l'arbitraire qui affecte les lois pénales (« les lois criminelles ») : « C'est de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen » (XII, 2). Pour cela :

a- Il faut une procédure rigoureuse d'instruction qui protège l'innocence des citoyens (« Quand l'innocence des citoyens n'est plus assurée, la liberté ne l'est pas non plus »)

b- Le criminel ne doit pas être confondu avec un ennemi : il est d'abord un citoyen dont il faut protéger les droits jusqu'au moment où cette protection cesse, une fois sa culpabilité établie et sa peine prononcée. Celle-ci ne doit pas être confondue avec une « rétention de sûreté » qui consiste à interner préventivement un individu considéré comme « suspect » ou « dangereux » (voir l'évolution sécuritaire du droit pénal contemporain)

c- Il faut une qualification précise des crimes et une classification qui assure une juste proportion entre les crimes et les peines (la criminalisation des opinions et des actions  « qui choquent la religion », les blasphèmes, entraîne une violence sans limite et « détruit la liberté des citoyens ») et encore un usage modéré des peines qui tienne compte des limites naturelles de la sensibilité humaine  (la surenchère répressive ne fait pas reculer la criminalité).

Conclusion : La pérennisation de l'état d'urgence risque de transformer l'Etat de droit en Etat sécuritaire qui restreint et menace la liberté des citoyens. Sans des lois qui préservent les citoyens aussi bien de l'arbitraire des autres que de celui de l'Etat, la liberté ne peut être protégée. Elle est inséparable de la sûreté.

Bibliographie :

De l' Esprit des Lois de Montesquieu, surtout les livres XI et XII (1748)
Montesquieu, les lois et les mœurs, par Didier Carsin, collection « Philosophie en cours » chez Démopolis (2017)
Libertés et sûreté dans un monde dangereux par Mireille Delmas-Marty au Seuil (2010)
Penser l'ennemi, affronter l'exception, par J.C. Monod, édition La Découverte/poche (2016)
La Démocratie en état d'urgence par Stéphanie Hennette-Vauchez au Seuil (2022)

Pauses musicales :
J.S. BACH, CONCERTO NO.5 IN F-MINOR FOR HARPSICHORD AND STRINGS (BWV 1056) - LARGO, MARIA JOÃO PIRES
Fauré: Pavane / Rattle · Berliner Philharmoniker
Johann Sebastian BACH: Adagio, BWV 974