L'immortalité

« L’instant Philo ».                                                                       Emission du dimanche 13 juin 2021   

                                                            L’immortalité                                                

La prise de conscience de la mortalité est une spécificité bien humaine : les autres animaux n’en n’ont pas une idée claire et les Dieux échappent à la mort dans la description que les religions en proposent, qu’ils soient jugés immortels comme chez les Grecs anciens ou éternels comme dans le monothéisme. Rejeter ou minimiser la mortalité, ne serait-ce pas, dès lors, oublier un élément constitutif de notre condition humaine ? Pourtant, l’humanité, seule espèce qui se sait mortelle, est également celle qui aspire, depuis la nuit des temps, à être immortelle. La tension est forte. Le paradoxe instructif. Tout se passe comme si la durée limitée de notre existence était chose si insupportable qu’elle devait être immédiatement contrebalancée par la croyance en une possibilité de prolonger la vie. Alors, l’immortalité n’est-elle pas qu’une consolation qu’on oppose à la perspective d’une mort qu’on sait inévitable ?

Il est vrai que la peur de la mort pour le philosophe Epicure est bien celle qu’il faut soigner en priorité car elle est source de tourments et d’illusions[i]. Cette peur étant clairement une des émotions les plus puissantes et les plus déstabilisantes qui soient.

  1. L’immortalité religieuse
  • Les deux figures principales de l’immortalité religieuse

Les premières sépultures individuelles connues datent du paléolithique moyen, aux environs de 70 000 ans avant notre ère. Elles se présentent comme des sortes de vestibules. La mort, en effet, loin d’être un arrêt définitif de la vie, est considérée dès le commencement comme un passage de la vie ordinaire à une autre modalité de l’existence. Edgar Morin dans son essai L’homme et la mort[ii], souligne que dans la période archaïque, les hommes préhistoriques dans le culte qu’ils vouaient aux ancêtres avaient le sentiment de rester en dialogue avec ces défunts qu’ils imaginaient encore bien présents dans une réalité parallèle à la nôtre. Dans la période suivante qu’Edgar Morin nomme métaphysique, l’immortalité prend une forme qui nous est plus familière. On considère alors qu’il y a mort quand l’âme se sépare du corps pour aller résider dans un au-delà. De Platon à Descartes, en passant par des religions aussi différentes que l’hindouisme et le monothéisme, l’enveloppe charnelle est censée suivre la loi qui fait que tout ce qui naît, finit par mourir. L’âme, quant à elle, a pour destin d’être immortelle et déroge ainsi à la logique du vivant. Dans cette représentation, la vie spirituelle après la mort ressemble si peu à l’existence incarnée sur terre que vivants et morts ne communiquent plus et vivent séparés, chacun dans leur monde  

  • Des représentations mixtes.

Les représentations religieuses de l’immortalité se distribuent ainsi selon deux modèles assez différents. Des représentations intermédiaires et mixtes ont aussi existé, à l’instar de celle où en Egypte, par exemple, le cadavre d’un Pharaon, a pu être  momifié pour qu’il puisse rester physiquement encore présent dans notre monde selon la logique archaïque et, en même temps, placé symboliquement sur un bateau dans son tombeau pour que son âme puisse se rendre dans un autre monde, comme le conçoit la vision métaphysique.

 

 

  • Points communs à toutes les représentations religieuses

Ces conceptions religieuses de l’immortalité ont en commun de rejeter l’idée jugée trop accablante d’une mort qui serait une fin définitive. Elles ignorent par conséquent les bénéfices de notre condition de mortels. Savoir que la vie a un terme a, en effet, des effets pratiques essentiels. Cela nous invite à en bien profiter. « Quand je pense à la mort, ce n’est pas pour mourir mais pour vivre » déclarait ainsi André Malraux. Il est certain que la croyance en l’immortalité, à l’inverse, peut conduire à relativiser l’importance de la vie terrestre et, finalement à la négliger, parfois d’ailleurs volontairement quand on estime que c’est ainsi qu’on accède au salut de l’âme.

  1. Immortalité et négation de la première mort
  • Deux sortes de mort

 Pour avancer dans la réflexion, il semble utile de distinguer deux sortes de mort. La mort naturelle s’appuie sur la loi biologique qui associe natalité et mortalité. Un penseur matérialiste comme Epicure ou un écrivain athée comme Malraux estime qu’il n’y a que cette mort qui est un arrêt définitif de la vie. L’immortalité est alors une façon imaginaire et illusoire d’échapper à notre condition de mortel. Soit en estimant que la logique du vivant peut être compatible finalement avec une survie – par exemple dans un monde parallèle où la vie continue souvent au ralenti - qu’on pense aux zombies qui constituent une réminiscence de l’ancien culte des ancêtres. Ou bien en croyant que l’âme séparée du corps s’élève, après la mort biologique, dans un monde spirituel. Mais dans cet au-delà, une seconde mort – spirituelle cette fois-ci - menace comme l’indique Dante dans sa description de l’enfer dans La divine comédie. Les damnés peuvent aussi disparaître en étant engloutis dans les flammes de l’enfer. La première mort est celle qui fait de nous des mortels. La seconde mort spirituelle est celle à laquelle nous pensons pouvoir échapper pour peu que nous ayons cultivé une spiritualité sur terre qui nous rend digne de l’immortalité.

  • Le transhumanisme

Il y a quelques années, la doctrine transhumaniste a été très médiatisée pendant un temps. Ce mouvement fait converger sentiment de toute puissance que les progrès de la science et des biotechnologies font naître et aspiration à abolir la première mort dans le but affiché de changer de façon radicale l’espèce humaine. Constatant tous les progrès extraordinaires que les nouvelles technologies ont permis d’accomplir, y compris les rêves les plus fous que les auteurs de science-fiction ont imaginé comme aller sur la lune ou mars, certains ont su s’appuyer sur cet enthousiasme pour faire croire que l’immortalité devenait scientifiquement accessible. La frontière entre possible et réel a été ainsi allégrement franchie chez certains propagandistes qui ont annoncé « la mort de la mort » et déclaré que l’homme qui vivrait plus de deux cents était déjà né. La pandémie actuelle a calmé les esprits, en rappelant que nous sommes et restons mortels et que nous ne maîtrisons pas tout. Un indice intéressant pour savoir qu’on a affaire à une idéologie plus qu’à une doctrine scientifique, c’est la présence d’affirmations hasardeuses et contradictoires. C’est le cas dans le transhumanisme où, d’une part, la promotion est faite de moyens censés prolonger la vie humaine et permettre à l’horizon de quelques années, une victoire contre la mort biologique avec à la clé – ces utopistes ont aussi le sens des affaires - des sociétés ad hoc qui commercialisent des produits très onéreux. Et, d’autre part, une prophétie digne d’un scénario dystopique est faite selon laquelle une intelligence artificielle bien supérieure à tout pouvoir humain, placera notre espèce sous son joug, lors d’un moment de convergence des nouvelles technologies. Dans ce dernier avatar paradoxal de la croyance archaïque en l’immortalité, on voit se dessiner une figure angoissée et bipolaire de la toute-puissance. Toute puissance à la fois humaine : notre espèce est censée pouvoir obtenir l’immortalité des Dieux grecs, s’abreuver dans la fontaine de jouvence et devenir capable de prendre le contrôle de l’évolution en reprenant le flambeau de la création que le monothéisme attribue à Dieu. Mais aussi – et c’est là le versant dépressif d’un enthousiasme délirant - toute puissance des nouvelles technologies qui se retourneront fatalement, nous annonce-t-on, contre les humains qui jouent aux apprentis sorciers.

  1. Une double leçon de l’antiquité grecque : éloge de la mortalité et recherche d’une immortalité glorieuse.

 

  • La sagesse d’Ulysse

Il n’est pas inutile de revenir sur cet épisode où Ulysse lors de son odyssée refuse la proposition qui lui est faite par Calypso de l’épouser et de devenir immortel.  La sagesse d’Ulysse consiste à ne pas tomber dans cette démesure qui consiste à oublier la frontière entre humains et Dieux. Surtout, il a compris que vivre humainement, c’est revenir près des siens, accepter les aléas, l’aventure et la finitude de l’existence. Il y a en effet une calamité de l’immortalité, même si elle est accompagnée de la jeunesse éternelle. Quel amour résistera à un temps infini ? Amour, toujours : c’est un vœu romantique, à condition qu’il ne puisse être tenu. Quel individu en général pourra résister à l’ennui de ce qui ne finit jamais ? Ulysse qui reste 7 ans en compagnie de la belle nymphe Calypso, est pris du mal du pays et éprouve une grande nostalgie. Comme il est mortel, il sait le prix et la fragilité des liens qui ont été tissés dans le passé. Ithaque et Pénélope restent dans son cœur. Il sent fortement la douleur de la séparation qui marque en creux le bonheur et la chance d’avoir tout simplement une cité, un foyer et des personnes qui vous attendent. Cela donne tout son goût à l’existence. L’immortalité est comme un plat fade et froid. Avec elle, les beaux souvenirs finissent par se noyer dans le flot monotone des jours qui, sans arrêt, se succèdent les uns aux autres.

  • Une autre immortalité : rester vivant dans le souvenir ?

Mais il y a pour les grecs, une autre façon d’accéder à l’immortalité. Il s’agit de combattre la seconde mort – cette seconde disparition, pour le coup définitive, d’un individu humain quand sur une tombe, le nom s’efface et que plus personne ne se souvient de celui a été enterré à cet endroit. Alors toute trace d’une personne est balayée et l’oubli fait entrer dans le néant total. Les Grecs, à l’exception notable d’Epicure qui y voyait un vain désir, cultivaient une passion pour l’immortalité glorieuse, celle qu’on obtient en faisant acte héroïque comme Achille, chef d’œuvre marquant comme Homère ou Eschyle ou encore apport fondamental à la pensée comme Socrate, Platon, Aristote, Pythagore ou Thalès. Pour les anciens Grecs, il est vain et absurde de vouloir échapper à la mort biologique mais par contre, très important de défier cette seconde mort qu’est l’oubli définitif. Le désir d’immortalité pour l’individu consiste alors à dépasser le cadre temporel limité de son existence en s’inscrivant de ce qui est plus grand que lui, dans la mémoire vive de l’espèce humaine à laquelle il a su apporter une contribution remarquable. Encore de nos jours, on nomme ces écrivains comme Victor Hugo dont l’œuvre jugée exceptionnelle a permis l’élection à l’Académie Française, des immortels. Immortalité toutefois relative puisque la mémoire des grands événements s’effacera un jour quand notre espèce disparaitra, comme c’est le cas de toutes les espèces vivantes.

Conclusion.  

Alors, comme le chante Alex Beaupain, avec cette nostalgie consciente de la fragilité des choses humaines qui a inspiré la sagesse d’Ulysse, finalement ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est peut-être que l’immortalité, aussi illusoire soit-elle, nous apprend au moins une chose : à la fin, l’important pour les mortels que nous sommes, c’est le souvenir qu’on laisse.

Références musicales 

Alex Beaupain : La chanson «  Je suis un souvenir » dans l’album : Après moi le déluge

Léo Ferré, « Ne chantez pas la mort », une chanson de Jean-René Caussimon dans l’album : Il n’y a plus rien.

[i] Epicure : La lettre à Ménécée

[ii] Edgar Morin : L’homme et la mort, 1970