L’instant philo.                                                                 Emission du dimanche 1er décembre 2024

                                                 L’invisibilité : menace ou fantasme ?

Illustration : René Magritte : L'homme invisible

I.                    Première approche : l’invisibilité dans la perception

1)      Invisible et imperceptible

L’invisibilité est d’abord, tout simplement, celle des réalités qui échappent à notre perception visuelle. On remarque tout de suite que l’invisible se distingue de l’imperceptible. Quand on heurte dans l’obscurité avec violence un obstacle quelconque, on fait l’expérience douloureuse qu’une réalité qui échappe à la vue peut être appréhendée autrement. Souvent les autres sens permettent de percevoir ce que notre regard ne peut saisir. Notre odorat peut identifier une dangereuse fuite d’un gaz invisible. De façon plus poétique, la présence d’un oiseau, pourtant dissimulé dans les feuillages, peut être perçue par son chant.

2)      Un rapport ambivalent à l’invisibilité

a)      L’Invisible danger

Quand des indices sensoriels indiquent la présence d’un être pourtant invisible, des subjectivités différentes apparaissent. Parfois c’est une vive l’inquiétude : qu’on songe aux terreurs de l’homme préhistorique placé dans l’obscurité de la nuit, entendant d’étranges bruits et clameurs qui peuvent annoncer l’arrivée d’un prédateur. Dans bien des situations, il est vrai, voir ce qui se passe est rassurant : on a le sentiment de mieux maîtriser les choses car la vue est un des cinq sens qui nous fournit le plus d’informations sur ce qui nous entoure. Alors qu’une situation où l’on ne voit pas grand-chose peut être source d’une angoissante incertitude. Lors de la période du COVID 19, la présence possible du virus invisible ne manquait pas d’effrayer. Les films de suspens ou d’horreur savent d’ailleurs jouer avec ce danger d’autant plus menaçant qu’il se cache et qu’on se sait d’où il va surgir.

b)      L’invisible poétique

Tout à l’inverse, l’invisibilité d’une réalité peut être jugée très positive quand elle invite à une douce rêverie comme le chant du rossignol ou quand elle annonce de bonnes choses, comme la musique qu’on perçoit avant de voir le lieu festif vers lequel on se dirige avec impatience. Dans certaines religions, l’invisible est même un des caractères du sacré et du divin. Ensuite, sans être mystique, l’invisibilité peut être louée car elle nous soustrait au regard des autres et nous entraîne dans une autre dimension du monde où il est possible de réaliser, librement, sans craindre les jugements, nos désirs les plus fous. Pourquoi ces jugements si diamétralement opposées quand on parle de l’invisibilité ? C’est qu’elle constitue l’angle mort de la perception des choses dans lequel on sent, toutefois, que de la vie s’agite et que des histoires et des aventures peuvent se développer. Ce qui est invisible constitue le hors champs de notre existence ordinaire dont on ne peut minimiser ni l’importance, ni l’intérêt. Cela ne peut laisser indifférent. Car l’invisibilité désigne une mystérieuse et autre dimension du monde. Elle ouvre le champ de l’imprévisible et du possible, pour le meilleur comme pour le pire. Faisant sortir de la scène habituelle qui se joue sous les projecteurs qui éclairent le monde visible, elle nous fait découvrir des coulisses où s’agitent bien des passions.

II.                  Invisibilité concrète, sociale et intellectuelle

1)      L’invisibilité sociale

L’invisible est évidemment ce qui échappe au regard. Mais précision importante : au regard pris en trois sens assez différents. D’abord, comme nous l’avons dit, il s’agit de la perception visuelle. Ensuite du regard social, c’est-à-dire du jugement que toute une collectivité porte sur la réalité et notamment sur ses membres. Dans chaque société, la logique de la notoriété trace une ligne de partage entre des personnes bien en vue et de parfaits anonymes. L’invisibilité constitue également un des attributs des oubliés de la société, de ces personnes, parfois infériorisées, dont le malheur quotidien peut vite disparaitre des radars et du regard médiatiques. Elle devient alors signe d’exclusion et de mépris social. Les intouchables, dans le système des castes en Inde, ont été ainsi très longtemps – et c’est loin d’être fini – marqués par cette invisibilité qui leur bloquait l’accès à des fonctions bien en vue. L’invisible peut être ainsi ce qu’on a décidé d’exclure du champ du social, ce qu’on stigmatise et qu’on ne veut pas voir, toujours pour de bien mauvaises raisons.

1)      L’aveuglement intellectuel

L’invisible est enfin ce qui échappe aux yeux de l’esprit. Selon les sociétés et les époques, l’aptitude à saisir le réel peut prendre des configurations différentes. Des habitudes intellectuelles ou des schémas de pensées plus ou moins perspicaces peuvent faire disparaître certains aspects du réel. Des points aveugles et angles morts accompagnent ainsi la représentation du réel quand l’esprit fait preuve d’une certaine cécité du fait d’une grande ignorance ou d’un dogmatisme qui rétrécit notre ouverture sur le monde. L’invisible n’est pas toujours ce qui ne se montre pas, il est parfois ce qu’on n’est pas disposé à voir.

2)      Le lien entre ces trois invisibilités

Ces trois sortes d’invisibilité : visuelle, sociale et intellectuelle sont évidemment liées. C’est notre façon de penser et de nommer le réel qui donne à ce dernier, en partie, sa forme. La cécité intellectuelle a tendance à fermer les yeux et à étouffer les discours qui pourraient réactiver notre capacité à percevoir ces choses qui échappent à nos catégories de pensée. « Ni vu, ni connu », précise le dicton. Il peut être inversé : « Ni connu, ni vu ».  Que voit-on vraiment, pour prendre un exemple très concret, quand on se promène dans une forêt dont on ignore le nom des arbres, des animaux et des autres réalités qui s’y trouvent ? Peu de choses finalement. L’ignorance et l’absence de vocabulaire appauvrissent le monde. Bien des réalités restent invisibles à la vue, faute d’être identifiées par les yeux de l’esprit. 

2)      L’invisibilité sociale : façon d’échapper aux règles de la société

1)      Orientation de l’étude                                                                                                                           

Toutes ces considérations montrent la riche complexité de l’invisibilité. L’importance de cette notion dans la perception et la théorie de la connaissance demanderait, certes, d’autres développements – parfois ardus - comme le montre, à titre d’exemple, les derniers travaux du philosophe Merleau Ponty regroupés sous le titre : Le visible et l’invisible[i]. Je me  contenterai aujourd’hui d’insister sur la dimension sociale de l’invisibilité pour compléter mon propos.    

2)      Retour à l’ambivalence de l’invisibilité sociale                                                                                              

On l’a souligné, dans une collectivité, être invisible est le signe d’une relégation à une place modeste dans la collectivité, voire d’une exclusion du jeu social. D’une façon apparemment plus positive, l’obscurité de la nuit, qui peut effrayer, peut aussi protéger du regard social, permettre de réaliser sans subir le jugement des autres un certain nombre de fantasmes et cultiver nombre de désirs habituellement mal vus. Serge Gainsbourg, grand noctambule, a bien saisi cet aspect sulfureux de l’invisibilité dans une de ces ultimes compositions. 

3)      Le monde de la nuit

Le monde de la nuit comme celui de la fête peut-être celui d’une mise à distance des normes sociales. C’est bien souvent le hors champ d’une société qui permet, quand on s’y intéresse, d’avoir une meilleure image de la dite-société avec toutes ses frustrations, ses contradictions ainsi que l’ensemble baroque de ses désirs cachés. Cela peut être toutefois aussi le moment d’une libération des mauvaises passions. Car, à côté des joyeux noctambules, traînent aussi tout un monde interlope où une grande violence, parfois, n’est nullement absente.  Dans sa dimension sociale, on retrouve ainsi cette ambivalence qui est au cœur du domaine de l’invisible. D’un côté, on trouve la stimulation et l’enthousiasme d’une énergie libérée des règles du monde visible et bien établi. De l’autre, quand on est « ni vu, ni connu », on constate qu’on bénéficie alors d’une impunité qui peut encourager le désir de faire le mal.

4)      L’anneau de Gygès

Platon dans La République[ii] , l’histoire de l’anneau de Gygès illustre très bien ce versant immoraliste de l’invisibilité. Gygès est un berger. On sait que dans la plupart des récits, un berger incarne une certaine pureté morale. Après un tremblement de terre, Gygès s’aperçoit, en allant faire paître ses bêtes, qu’une caverne s’est ouverte au flanc de la montagne. Curieux, il y entre et y découvre une tombe occupée par le squelette d’un géant. Inspectant la sépulture, il est tout de suite attiré par une bague placée au doigt du géant dont il s’empare. Un temps plus tard, il se met à jouer avec le chaton de l’anneau qu’il a mis à son doigt et il constate, stupéfait, qu’il devient invisible. Dès lors des idées germent en lui qui le conduisent grâce au don d’invisibilité qu’il a acquis, à s’introduire, dans le château du roi de la cité voisine, à séduire sans vergogne la reine, à assassiner le souverain et à devenir un tyran en se servant du pouvoir de son anneau magique. Que cherche à dire cette histoire qui a inspiré Tolkien dans Le seigneur des anneaux ?  Tout simplement que lorsque l’invisibilité permet d’échapper au regard social et au jugement de la collectivité, lorsqu’elle autorise de faire le mal en toute impunité alors aucun homme, même parmi les plus vertueux, ne résiste à la tentation de commettre l’injustice, d’abuser de son pouvoir et de se laisser entrainer à faire le mal. C’est une leçon bien pessimiste que Platon dans La République, prend, au demeurant, le temps de réfuter rigoureusement.

Conclusion

De fait, le désir de se soustraire au regard social ne se réduit pas à la tentation de faire le mal en toute impunité, ni à la fascination à l’égard de pratiques sulfureuses habituellement désapprouvées. Ce désir de grande discrétion ne doit pas être laissé à la seule interprétation des esprits chagrins qui voient du mal partout. On peut cultiver avec profit, au plus loin des regards et des jugements, son jardin secret et rester dans sa tour d’Ivoire. L’invisibilité qui permet de s’affranchir de toute surveillance, n’est-elle pas un précieux auxiliaire de la liberté ? N’est-elle pas un bon antidote pour lutter contre cet idéal de transparence qui dérive trop souvent vers un voyeurisme débilitant ou un dispositif policier ? « Pour vivre heureux, vivons cachés »[iii] dit le proverbe. L’invisibilité n’est-elle pas, en effet, un havre de paix où la personnalité, loin de la vaine agitation, se forge, se ressource et se développe en toute tranquillité ? L’invisibilité peut tourner le dos à l’apparaître pour tenter de cultiver une meilleure façon d’être. Elle détient, à bien des égards, les vertus apaisantes et réparatrices du silence. On peut supposer ainsi, n’en déplaisent à une société de contrôle parfois plus intrusive que protectrice, que bien de belles et grandes choses ne peuvent se préparer, mûrir et s’épanouir qu’à l’abri des regards.

Les virgules musicales :

-          « Pas vu, pas pris », chanté par Marina Céleste. Musique composée par Ennio Morricone

-          « I’m the boy », de Serge Gainsbourg, chanson tirée de l’album Love on the beat

-          « Visible » de Ryan Nealon 

 


[i] Le visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, collection TEL, éditions Gallimard, 1988. 

[ii] La république, Platon, II, 360a et sq.

[iii] Dernier vers de la fable « Le grillon » de Florian (1793)