Éloge des fins heureuses, l'espoir en imaginaire

Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Dystopies, post-apo… Les genres de l’imaginaire les plus pessimistes ont le vent en poupe, à l’image de l’anxiété de leurs lecteurices. Mais quelle alternative les auteurices d’imaginaire peuvent-iels proposer ? Comment redonner espoir en l’avenir à travers leurs œuvres ? La parole est à 4 auteurices résolument optimistes.

Transcription :

Éloge des fins heureuses : l’espoir en imaginaire
Avec Claire Garand, Edouard H. Blaes, Célia Flaux, Alice Carabédian
Modération : Fanny Ozeray

[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
[Voix off]
Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire…

[Alice Carabédian] Merci cher public d'être aussi nombreuses et nombreux. Je trouve ça super parce que je vois plein de gens qui sont prêtes et prêts à prendre des notes, donc l'avenir est radieux, puisque on va parler d'avenir radieux. Qu'est-ce qu'une fin heureuse ? Pour moi c'est quelque chose de nécessaire aujourd'hui, parce que ce qu'on recherche dans les littératures de l'imaginaire c'est l'aspect évasion, certes, on le sait, l'aspect divertissant, certes, mais c'est surtout l'aspect critique - en tout cas pour ma part - c'est nous offrir des perspectives nouvelles et inaccessibles, en dehors du corps d'un livre, sur ce qu'on vit aujourd'hui. Du coup ce qu'on cherche c'est cet aspect critique, par la critique ça nous sert à nous orienter : si on trouve une situation injuste, on va avoir un esprit critique à propos de cette situation injuste et ainsi pouvoir imaginer des sorties de cette situation injuste. Je pense qu’aujourd'hui, comme tu le rappelais, on a été vachement été submergés, que ce soit dans la littérature autant que dans les actualités, par cet esprit plombant, catastrophiste, si bien que j'ai l'impression qu'on s'habitue à ce genre de choses, on s'habitue à se préparer à une troisième guerre nucléaire, à se préparer à une attaque de zombies, à se préparer à des champignons, c'est encore des zombies dans The last of us, la dernière mouture. On s'habitue à ce genre de choses, on se sent un peu prisonnier et on se sent finalement content de vivre aujourd'hui. Demain ça sera vraiment pourri, aujourd'hui c’est pas si pire. Or je pense qu'on a vraiment besoin d'inverser d'inverser la vapeur. Mais je ne vais pas faire un tunnel de monologue, donc je pense que c'est nécessaire les fins heureuses aujourd'hui.

[Claire Garand] Je vais juste répondre à ta question ! Cela dit, je partage tout à fait ce sentiment. Il me semble que l'une des premières questions à se poser quand on parle de fin heureuse, c'est de savoir heureuse pour qui. Ce qui est considéré comme heureux pour certains ne va pas être considéré comme tel par d'autres, soit parce qu’il peut y avoir une domination de l'un sur l'autre, même si la domination change par exemple, ça reste une domination. Donc déjà : heureuse pour qui ? Et d'autre part, il y a plein de manières d'avoir une fin heureuse. C'est-à-dire que même si c'est heureux pour un certain type de personnages (quand on est dans la fiction) ou de personnes (quand on est dans la réalité), il y a plein de manières d'être heureux. Il y a plein de manières d'avoir une situation heureuse.
Je rebondis sur ce que tu disais, c'est-à-dire qu’on est heureux maintenant parce que l'avenir est pire, ça peut être ça un bonheur. Est-ce, au contraire, le bonheur ça n'est pas d'avoir un bonheur autre, qui s'inscrive dans l'avenir justement ?
Donc il y a plusieurs manières et je pense que c'est le problème : s'il y avait une seule manière d'être heureux ou d'avoir une fin heureuse, on ne serait pas en train de se battre pour des bonheurs différents. Pour moi c'est déjà c'est une question, et c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles dans mon roman il y a plusieurs “fins” ; il n'y a pas plusieurs fins mais plusieurs visions de la fin. C'est aussi parce que, pour moi, il est très important que le lecteur joue un rôle. Il est de cinquante pour cent dans l'affaire ! Quand on lit un livre, peut-être aussi dans un essai (je lis pas mal d'essais), la réception est toujours différente en fonction du lecteur. Il va penser quelque chose ; tu disais “ça va nous donner des idées”, “ça va nous donner des portes de sortie” quand tu parlais de la fiction ; tout le monde ne va pas, évidemment, avoir le même raisonnement, la même porte de sortie. Donc il m'a semblé important d'avoir, dans le roman, une manière d'ouvrir plusieurs types de portes, si je puis dire, de manière à ce qu'il fasse ses propres choix. Je suis toujours attentive au choix, c'est un élément qui me tient particulièrement à cœur. Donc voilà, pour répondre à ta question : différents types de bonheur, et laissons le lecteur choisir le sien.

[Célia Flaux] Pour ma part, je suis également très attentive au bonheur du lecteur, au sens où c'est important pour moi que, quand le lecteur referme mon livre, il le referme avec un sentiment qui soit relativement agréable. J'ai bien conscience que tout le monde a des goûts différents et que chacun, j'espère, y trouvera quelque chose, mais au moment où le lecteur referme le livre mon objectif c'est que le lecteur se sente bien. Je trouve que l’on a souvent des visions assez négatives, assez cyniques, assez désabusées du monde et que c'est parfois très valorisé. A l'inverse, on a parfois des visions très dévalorisantes des littératures de réconfort, qu’ils ont jugé comme un burger vite consommé. Je pense qu'on peut faire mieux en littérature du réconfort que ça, je pense qu'il existe des littératures de réconfort de très grande qualité et je pense que, dans les pires moments de la vie, on en a vraiment besoin. C'est important pour moi, c'est encore quelque chose que j'ai dit à une personne qui allait très mal, j'ai dit “qu'est-ce que tu veux lire ?”, parce qu’il y a des moments dans la vie où ce sont vraiment les histoires qui nous donnent la force et le courage d'avancer, de ne pas sombrer, qui sont comme des bouées. Je pense que c'est très important de valoriser ces histoires, ces livres qui sont justement nos phares dans la nuit, dans les pires moments de l'existence, et peut-être que certains me traiteront de Bisounours, de naïve, mais tant pis, j'assume.

[Edouard H. Blaes] Merci. Quand j'ai reçu l'invitation pour la table-ronde, j'avoue que je me suis un peu dit “Tiens, marrant comme sujet, pourquoi moi ?”. Effectivement ça ne se ressent pas obligatoirement dans tous les écrits pour l'instant, parce qu’il y en a d'autres qui viennent où ça se ressentira plus, mais effectivement les fins heureuses ça me donne envie de poser une autre question : “Qu'est-ce que la fin ?”. [Rires] C'est une question à laquelle je ne répondrai pas, parce qu'elle est trop compliquée je pense, et que de toute façon on ne va pas répondre non plus. Mais c'est quoi la fin finalement ? Est-ce que la fin heureuse, dans une dystopie, ne vient pas après ? Est-ce qu'on n'est pas obligés de passer par un passage un peu plus dur pour atteindre la fin heureuse ? Je n’en sais rien mais c'est une question qui est intéressante. De toute façon les questions, c'est toujours plus intéressant que les réponses ! [Rire]. Du coup je ne sais plus où j'allais… Pour moi ce que c'est une fin heureuse, ça va dépendre de plein de choses, ça va dépendre de l'époque à laquelle on écrit, ça va dépendre de pour qui on écrit et ça va dépendre aussi de ce qu'est vraiment l'histoire qu'on est en train d'écrire. Si elle part de quelque chose, est-ce que revenir au statu quo c'est une fin heureuse ? Pour moi non, mais pour certains oui. Je vais avoir la pire réponse ! Je vais avoir la réponse du “ça dépend” [rires], ça dépend vraiment du lecteur, de ce que lui attend comme fin heureuse. Je ne pense pas que ça soit à l’auteur.ice de se démener à ce que le lecteur pense que c'est une fin heureuse. Je pense que l’auteur.ice doit écrire sa fin et à celui qui la reçoit de décider si elle est heureuse ou pas.

[Claire Garand] Je suis tout à fait d'accord, d'autant plus que (je parle de mon roman), j’ai reçu des témoignages de lecteurs totalement différents sur la vision qu'ils ont eu de la fin de mon roman. C'était un petit peu prévisible, parce que j'ai fait en sorte qu'il y ait aussi plus plusieurs possibilités de compréhension, mais ça me paraît essentiel. Le lecteur, comme je le disais, est pour moi vraiment de cinquante pour cent dans la compréhension du texte,
dans l'analyse. Mais j'ajouterais un point. J'ai relu, puisqu'on avait parlé d’Ira Levin à l'autre table-ronde, j'ai relu Les femmes de Stepford, je ne me souvenais plus de la fin. Alors je suis désolée, je vais spoiler, c'est un classique donc bon… A la fin, l'héroïne échoue, mais, et c'est là que je trouve qu’il y a ce point intéressant que tu soulèves, elle a rencontré une autre personne pendant l'histoire et cette autre personne, manifestement, a des doutes et va probablement, en tout cas on s'attend à ce qu'elle suive le même cheminement que l'héroïne. On se dit, et c'est là tout le rôle du lecteur, on se dit soit elle aussi elle va rater, soit cette fois ça va marcher. C'est pas une fin plus ou moins ouverte, mais avec tout ce qui précède et oriente, moi je l'ai lu en me disant qu’elle allait y arriver, précisément parce qu'elle se rend compte des choses plus tôt que l'héroïne ne l'avait fait. Mais quelqu'un d'autre va le lire peut-être différemment. C'est compréhensible ce que je dis ? Oui ? D'accord ! Je te vois faire des gestes.

[Edouard H. Blaes] Pardon, les gestes c’est parce que j’étais en train de réfléchir en même temps, ça permet de faire avancer le suivant qui, lui, aura des réactions plus tôt que celui d'avant.

[Claire Garand] Oui, c’est ça, exactement, tout à fait ça. Je voulais juste souligner par cet exemple le fait que le lecteur a vraiment un rôle à jouer, mais que l'auteur va l'orienter plus ou moins dans une certaine direction.

[Célia Flaux] Je trouve que c'est très important, effectivement, que le lecteur mette de lui dans la lecture d'une histoire, mais je pense que ce n'est pas non plus une raison pour que l'auteur se déresponsabilise en disant “Oui, les lecteurs se débrouilleront, ils prendront ce qu'ils voudront, non mais c'est pas moi c'est les lecteurs, prenez ce truc dégueulasse et puis vous en ferez ce que vous voudrez”. Voilà je pense qu’il faut quand même aussi prendre ses responsabilités d'auteur, et assumer le fait qu’on veut transmettre quelque chose, que ce soit une émotion, une histoire ou quoi que ce soit au lecteur. Je sais que chez moi il y a beaucoup d'inconscient, mais je pense que c'est quand même important d'y réfléchir et d'avoir une part de conscient dans ce qu'on transmet avec la fin d'une histoire. Donc pour ma part je sais que le lecteur et vous, vous avez tous votre part à jouer lorsque vous lisez des livres, mais je n'aurais pas non plus entièrement cette position de dire “Les lecteurs prendront ce qu'ils voudront et moi je ne suis pas concernée”. Je pense que j'ai ma part de responsabilité, que je choisis mes mots avec soin et que même si les champs sont ouverts, il y a aussi des champs qui sont fermés parce que je les ai volontairement fermés.

[Alice Carabédian] Je me rends compte du coup que, par rapport à mes camarades auteur.ices ici, j'ai compris le titre de cette conférence vraiment comme “éloge des horizons désirables”, pas du tout comme la fin “ils-elles vécurent heureux et eurent plein de chats”. [Rire] Je n’ai pas du tout pris le terme “fin heureuse” comme la fin d'une histoire, la fin d'une narration, j'ai pris ça comme un cadre conceptuel, mais c'est la déformation professionnelle désolée. Du coup c'est très intéressant de vous entendre parler en termes d'écriture : où est-ce qu'on veut aller, quelle portée a la fin d'un livre.
J'étais sur un cadre beaucoup plus général, qui est pour moi celui de l'utopie. Qu'est-ce que ça veut dire de penser des choses désirables aujourd'hui et pas seulement des histoires de personnages qui finalement s'en sortiraient, même dans la pire des dystopies.

[Fanny Ozeray] Pour toi, ça serait quoi pour toi, dans ce cadre, ce futur désirable ? [Rire] Là je te demande l'exercice extrêmement catastrophique de résumer en quelques phrases quelque chose que tu as mis sûrement beaucoup de temps à écrire sur 150 ? 200 pages ?

[Alice Carabédian] Mais en fait je pense que je peux rebondir sur ce que disait Claire tout à l'heure : heureuse pour qui ? C'est là où, une fois de plus, je parle d'un concept et du coup j'ai élargi au maximum, c'est pour ça que je travaille sur l'utopie et que cette utopie particulière, je l'ai appelée “radicale”. Il faut oser imaginer une utopie qui soit utopique pour toutes et tous, c'est-à-dire qu’il n’y a pas “Mon utopie c'est la dystopie de l'autre”, non, parce que ce ne serait pas de l'utopie. Dans l'utopie, la question de la domination a disparu ou, en tout cas, on est toujours en train de faire en sorte de la dépasser. C'est une utopie qui travaille à rester utopique. Même si on recrée des situations de domination, de conflits, on a les armes pour la dépasser. Et donc moi ce qui m'intéressait avec ce travail, c'était justement d'imaginer vraiment une fin heureuse pour toutes et tous, et pas un truc qui serait inégalitaire finalement, puisque utopie-égalité-liberté, la question ne se pose plus. Mais à partir de là, qu'est-ce ça nous fait, en tant que lectrice, lecteur, ou même de visionneur de séries, de films, qu'est-ce que ça nous ferait (parce qu’en fait il y en a pas beaucoup des utopies utopiques pour toutes et tous) ? Qu'est-ce que ça nous ferait politiquement, sur la question de la survie aussi, parce qu'on lit de l'imaginaire aussi parce que, parfois, ce sont des questions de survie, on a besoin de ces mondes-là pour se sentir exister.

[Fanny Ozeray] Je voulais revenir sur l’écriture en soi. Est-ce que vous trouvez ça plus facile ou plus difficile d’écrire justement sur le bonheur, d'écrire le bonheur, comme exercice d’écriture ? [Rires] Pardon, vous avez l’air de souffrir avec ma question !

[Edouard H. Blaes] Non, non, on se demande qui va commencer.

[Célia Flaux] Pour ma part, ce n'est pas plus difficile, j'ai au contraire une difficulté, c'est que j'ai tendance à avoir un rythme dans mes histoires que mon éditrice décrit comme “apaisant” et “agréable” parce que c’est tranquille comme un cocon douillet. Du coup, je dois me forcer, au moment où j'écris des scènes de bataille et de combat, parce que cela se passe dans un milieu qui se rapproche du japon féodal donc évidemment je n'ai pas résisté au plaisir de mettre des combats de samouraï. Du coup, dans ces moments-là, je rencontre plus de difficultés pour écrire ces passages, d'une part parce qu’il faut mettre beaucoup de rythme, d'intensité, en même temps si je rentre dans des éléments extrêmement techniques du combat de samouraï personne ne va rien comprendre ([rire] même pas moi), et en même temps parce que je joue un peu avec la réalité. En réalité, un combat de samouraï c'était “Je dégaine mon sabre - je te tue - tu es mort”, merci, au revoir. Donc je me rends compte de ces difficultés-là, dans certaines scènes qui nécessitent de l'action, du rythme, de briser justement mon écriture naturelle. Alors qu’au moment où je dois décrire des moments de respiration et de joie, ça me vient, oui, plus facilement. Après, moi, ceux qui viennent souvent en premier c'est les dialogues et les disputes viennent assez facilement aussi [rire]. Je ne sais pas ce qu’il en est pour toi ?

[Edouard H. Blaes] C'est marrant parce que je trouve que ça dit beaucoup de nous, en vrai.
Il y a le côté un peu “est-ce que l’on est en train de se faire une psychothérapie sur l'écriture”, tu sais, en écrivant. Non, mais ça dit beaucoup de nous, je trouve, de voir ce qui est facile à écrire et ce qui est difficile pour nous d’écrire. Et là j'ai un peu l'impression qu'on est les deux faces d'un miroir opposé. Pour moi c'est plus simple d'écrire les choses un peu difficiles et les choses plus heureuses (mais ça c’est peut-être la dépression qui parle [rire]), c'est plus difficile effectivement. Il y a des moments où effectivement, il y a toujours cette sensation que l'histoire va reprendre le dessus sur le côté heureux. Mais c'est super agréable aussi, et c'est super important, d'écrire des trucs heureux. Et du coup je vais parler de quelque chose qui n'est pas encore sorti [rire]. Dans je ne sais pas combien de temps, il y a une anthologie chez Projets Sillex qui va sortir, qui est sur le thème de l’Isekai et qui s'appellera Les Portes de l'Envers, dans laquelle j'ai écrit une nouvelle qui, pour le coup, est très lumineuse. Peut-être que c’est là que moi j’ai un “problème” ou que je ne m’entends pas avec “fin heureuse”, c'est que quelque chose peut être très lumineux sans être obligatoirement heureux. J'aime bien écrire des trucs lumineux, mais ça ne veut pas obligatoirement dire heureux, je crois.

[Claire Garand] Moi j'écris très peu de texte heureux, non pas que je ne trouve pas ça intéressant, mais tout simplement parce que je n'y arrive pas. Je me suis lancé le défi d'écrire un texte qui parlait plus d'un sujet totalement ringard, mais qui moi me touche profondément, c'est le bonheur conjugal. Oui alors c'est complètement has-been, moi je suis heureuse dans mon couple depuis vingt-cinq ans, vingt-sept maintenant (je ne vois pas les années passer), alors je sais que n'est pas du tout à la mode mais je me suis dit : “je vais écrire quelque chose pour raconter mon bonheur conjugal”. Je n'ai pas réussi ! [Rire] J'ai fait une pièce de théâtre qui raconte l'histoire de deux nonagénaires qui font tout pour se suicider parce qu'ils veulent mourir ensemble et avant d'être avant la déchéance, et voilà ma vision du bonheur conjugal ! [Rire]. C'est juste pour vous dire que je n'arrive pas à écrire le bonheur, je n'y arrive pas, et je pense que c'est parce que je suis quelqu'un d'heureux. Je le pense sincèrement, c'est-à-dire que moi j'ai eu énormément de chance dans ma vie, alors j'ai eu comme tout le monde des petits problèmes, mais j'ai eu beaucoup plus de bonheur, sans doute plus que la moyenne des gens, ça c'est très possible, et je ne vais pas m'en plaindre ! Donc je pense qu'il est plus facile, je suppose, j'ai l'impression, qu'il est plus facile d'écrire sur le bonheur quand on est malheureux, paradoxalement.

[Célia Flaux] Alors à ma gauche nous avons “c’est plus facile d'écrire sur le bonheur quand on est malheureux” et à ma droite nous avons “je n'arrive pas à écrire sur le bonheur parce que je suis en dépression”. [Rires] Alors c'est amusant qu'on dise ça parce que j'ai parfois cette impression-là, dans ma personnalité, d'être un espèce de miroir et de renvoyer aussi aux gens ce dont ils ont besoin. Ca présente un certain avantage, c'est-à-dire que c'est très agréable d'échanger avec les gens, d'avoir de l'empathie et d'essayer de renvoyer aux gens les mots qu'ils ont besoin d'entendre, et de voir l'effet que ça peut parfois avoir sur eux. Il y a toutefois un inconvénient, c'est que les mots que les gens ont besoin d'entendre ne sont pas toujours ceux que j'ai besoin de dire. Donc je dois trouver cet équilibre personnel. Voilà donc c'était le miroir qui parle. [Rire] Je vais juste conclure en disant qu'effectivement, dans mes romans, je pense qu'il y a un peu de ça, c'est-à-dire que j'essaye en même temps d'écrire les mots que j'ai besoin d'écrire, et en même temps ce que les gens ont besoin d'entendre. Je ne sais pas si cette alchimie est agréable mais c'est ce que j'essaye de faire.

[Alice Carabédian] Encore une fois, pour moi la question se pose différemment de vous, mais pour autant je pense que l'exercice que j'ai fait avec ce texte qui est donc de conceptualiser l'utopie radicale à partir de la science-fiction, c'était plutôt (puisque moi aussi je veux bien participer à la psychothérapie du dimanche matin [rire]) une expérience très heureuse d'écriture et je pense que ça se sent dans le texte. A un moment, quand on travaille sur l'utopie, moi ça commence à faire un moment que je me bagarre avec ce mot, mais de façon très joyeuse encore une fois, il y a le fond qui se mêle à la forme. L'utopie, on se dit souvent c'est la cité idéale, c'est le programme de la société parfaite, et en fait non. Il y a toute la mise en place du récit qui nous déplace, qui nous déplace vers un ailleurs, qui nous montre comment on pourrait transformer une société, donc il y a vraiment le jeu de la forme et du fond qui sont très importants. Comme ça fait un moment que je travaille sur ce sujet de façon plus ou moins académique, ce texte ne l'étant pas vraiment, il a fallu que je me mette à écrire de façon utopique. Il ne fallait pas juste que j'écrive à propos de l'utopie, mais j’ai vraiment senti l'expérience d'une écriture utopique où il fallait que la forme fasse référence au fond. Je pense que ça se ressent dans le texte avec un rythme effréné, assez enragé, parce que le sujet de l'utopie c'est quand même de dire que ce monde n’est pas top et qu'on pourrait faire mieux, mais aussi joyeux par les perspectives que ça nous ouvre d'un point de vue imaginaire et d'un point de vue politique (puisqu’à un moment la politique a besoin de l'imaginaire pour savoir où on veut aller).

[Fanny Ozeray] Je vais revenir sur quelque chose qui a été évoqué par toi, Célia, c’est sur le mépris des fins heureuses, des sociétés utopiques aussi. Il y a cette tendance à dire “c’est niais”, le mot “bienveillant” est très galvaudé, mais ce n’est pas toujours bien vu de vouloir être bienveillant, de vouloir être gentil. Est-ce que vous avez votre théorie, pourquoi est-ce que c’est aussi méprisé de vouloir faire des fins heureuses?

[Célia Flaux] Parce que les gens sont lâches ! [Rires] Parce que c'est plus facile d'être résigné et de dire “oh de toute façon on peut rien faire, ça vaut pas la peine d'essayer d’arranger le monde, t'es gentil, et bien tu vas te faire bouffer donc soit méchant, de toute façon, ça n'arrivera jamais, donc c'est pas la peine de l'écrire ou de l'imaginer, mais enfin reviens sur terre ma fille dans quel monde tu te crois, sois le clou qui ressemble à tous les autres clous parce que si tu dépasses la tête, tu vas te faire taper dessus”. C'est une manière de justifier la résignation, c'est une manière de valoriser le cynisme, la passivité, et c'est une manière d'enfoncer les gens qui essayent de rendre le monde meilleur. Au lieu de dire “je vais essayer de les aider et de les soutenir”, c'est plus facile de dire “tu n'y arriveras jamais donc ne compte pas sur moi pour te soutenir”. Voilà, je pense que c'est une forme de lâcheté dont je ne m’exclus pas, je ne suis pas en train de dire que je suis meilleure que les autres au sens où j'ai mes lâchetés moi aussi, j'essaye d'y travailler. Mais il est vrai - et j'en ai conscience - que parfois, renoncer à une fin heureuse c'est une manière de se protéger et de justifier des actions qui consistent à se fondre dans la masse et à ne pas oser lever la voix pour dire “je suis contre, ce n'est pas bien, ce n'est pas normal”.

[Alice Carabédian] Je trouve ça très intéressant ce que tu dis, mais je pense que la question la question de la bienveillance n’est pas forcément contradictoire avec une notion de conflit. C'est pour ça qu'on peut encore écrire des utopies en fait, on peut écrire des mondes où ça va à peu près mais c'est pas pour ça qu'il y a pas de conflit, et la bienveillance n'est pas forcément l'opposé de la violence. Pourquoi ? Parce qu’il y aura peut-être des bienveillants, il peut y avoir des méchants et la question de l'usage de la violence peut se poser. Du coup je trouve ça assez intéressant ce que tu dis et je rattacherai la question de la bienveillance à celle du conflit. C'est pas parce qu’on est dans un monde de bisounours et je suis d'accord avec toi, je pense qu'un monde de bisounours peut beaucoup politiquement, parce que déjà il est violent par rapport à notre monde qui lui n'est pas bisounours, justement dans l’écart qu’il y a entre les deux, mais il peut y avoir de la violence chez les bisounours, il peut y avoir du conflit et c'est pour ça aussi que ça nous parle toujours du réel. Je pense que le mépris pour le pays des bisounours réside aussi dans le fait qu’on va dire que c'est trop loin du réel. Or c'est justement dans cette distance que ça se joue. On oublie souvent, et c'est ce que je reprocherai à la prépondérance de la dystopie, c'est qu'on oublie que la SF (je parle de science-fiction plus que de fantasy que je connais moins) est d'autant plus forte qu'elle nous projette loin et fort. Parce que la perspective est grande parce qu’elle nous déplace. C’est pour ça qu'on l'aime, la science-fiction ou les littératures de l'imaginaire, c'est que ça nous déplace et ça nous fait voir les choses différemment.

[Claire Garand] Je suis tout à fait raccord avec ce que vous venez dire. Je voudrais juste ajouter (on en avait parlé quand on avait préparé cette table ronde) l'ouvrage de Coline Pierré qui s'appelle Eloge des fins heureuses justement. Ce n'est pas une autrice d'imaginaire, Coline Pierré, donc vous ne la connaissez peut-être pas. Pour illustrer son propos dans ce livre, je voudrais mentionner l'un de ses romans qui est finalement très imaginaire puisqu'il s'agit de Pourquoi pas la vie, publié aux éditions de l'Iconoclaste, et qui raconte la vie de Sylvia Plate (je prononce à la française, c’est Plath mais moi je suis nulle en anglais donc je préfère prononcer mal, voilà je suis très lâche exactement [rire], je suis lâche linguistiquement parlant). Sylvia Plath est une très grande poétesse mais qui est morte assez jeune, qui s'est suicidée. Coline Pierré, qui apprécie énormément cette poétesse dont je vous recommande d'ailleurs la lecture entre parenthèses, s’est dit “Non, moi, j'ai pas envie de raconter sa vraie vie”. Donc elle raconte le début qui est vraiment la vie de Sylvia Plath mais à un moment, au lieu de la faire se suicider (et puis bon, il y a quand même des petits signes avant-coureurs), elle la fait continuer à vivre et puis mettre en scène ses poèmes dans une comédie musicale, c'est un truc de fou. Parce que, justement, son objectif dans Eloge des fins heureuses, c’est de montrer ce changement radical [rire]. Pourquoi est-ce qu'elle le fait, elle l'explique bien dans Eloge des fins heureuses. Je parle par rapport à la lecture que j'en ai faite, qui n'est certainement pas exactement ce qu'elle aurait choisi elle-même, je vous invite à lire le livre directement c'est mieux. Ce que j'en ai compris et ce avec quoi j'étais d'accord, c'est justement cette volonté, cette capacité que nous avons, qui moi me touche profondément, c'est une fois qu'on croit que tout est perdu, parce que précisément si on n’agit pas, si on se dit “c'est pas la peine”, si on se dit “ça y est tout est foutu”, c'est précisément quand on croit que tout est perdu que finalement il y a encore quelque chose à faire. C'est ce qu'on voit dans ton essai, entre autres, cette radicalité est réaliste. Ce ne sont pas seulement des utopies radicales mais c'est des utopies radicales réalistes. Je pense que c'est ce point, qui est une espèce de tache aveugle, qu'on retrouve à la fois dans un essai et dans des romans, c'est que, même quand Sylvia Plath elle est morte, elle est vraiment morte, rien ne nous empêche de raconter la vie qu'elle aurait pu avoir, comme l'a fait comme l'a fait Coline Pierré. Oui, politiquement il se passe des choses très graves contre lesquelles on pense qu'on ne peut pas revenir, mais en fait si. Enfin si… Oui, si. En tout cas, on peut le tenter et je dirais même qu’on n’a pas besoin d'espérer pour entreprendre. C'est la devise de Guillaume d'Orange, que tout le monde connaît. Ca me paraît vraiment quelque chose de fondamental, de ne pas s'arrêter à “c’est pas réaliste”. C'est pas réaliste, mais il y a tellement de choses pas réalistes qu'on a faites en tant qu’humanité (je parle pas de moi [rire]) !
[Edouard H. Blaes] Un couple heureux depuis combien de temps, tu as dit, déjà ?
[Claire Garand] 27 ans !
[Edouard H. Blaes] Ouais, quand même ! [rire]
[Claire Garand] C’était pas vraiment l’exemple [rire], je pensais à des choses un peu plus grandioses [rire]. Mais donc c'est ça qu'il faut jamais oublier, et il me semble que, aussi bien sur le plan romanesque que sur le plan plus scientifique et donc plus philosophique, ce sont des points qu'il faut garder présents à l'esprit. Je ne sais pas si c'est de la lâcheté, ce dégoût, ce mépris pour les fins heureuses, peut-être [rire], mais c'est peut-être aussi une espèce de résignation avant d'être de la lâcheté, c'est peut-être de la résignation. C'est contre ça qu'on peut essayer de faire quand même quelque chose. Donc lisez l'Eloge des fins heureuses de Coline Pierré et Pourquoi pas la vie.

[Edouard H. Blaes] Je suis super d'accord avec ce que tu viens de dire, sur le fait que ce soit moins de la lâcheté que de la résignation, et aussi qui regarde. C'est-à-dire qui écrit, qui regarde, et comment est-ce qu’on écrit la chose. Ce que je veux dire par là, c'est que si on écrit depuis le statu quo, est-ce que la fin heureuse c’est revenir au statu quo ? J'en reviens à ça parce que je suis passé très vite dessus tout à l’heure, mais globalement c'est là qu'on peut parler de lâcheté ou de résignation. Mais effectivement ça demande du courage, de sortir de ce statu quo où en fait, si moi j'écris, moi j'ai plein de privilèges. Donc réussir à me dire “Ok, attends, je vais me projeter dans le truc pour me sortir de ma condition de mec blanc”, qu'est-ce que la fin heureuse va être pour quelqu'un d'autre ? Parce que je pense que la fin heureuse, ça va dépendre aussi de à qui on parle et de qui va recevoir la chose. Pour la gentillesse et la bienveillance, moi personnellement je trouve que c'est super important et que c'est loin d'être galvaudé comme principe. J'ai cette phrase qui dit “souviens-toi que,si tu as le choix entre être intelligent et être gentil, il est toujours plus intelligent d'être gentil”. Je pense que c’est important d’avoir la gentillesse, et pour ça l'imaginaire (vous me coupez si je dis des conneries), mais pour moi l'imaginaire a cette force, l'imaginaire globalement dans la littérature a la même vertu pour moi (et ça je le dis souvent, ça va être une phrase que vous allez m'entendre dire tout le temps), il a les mêmes vertus pour moi qu'une métaphore dans un discours. C'est-à-dire qu'il permet de regarder, à travers un prisme, une situation et de la voir différemment. La métaphore te permet de reprendre une situation et de dire “Ok, si ça c'était un animal [rire], qu'est ce que ça me ferait”. En fait, l'imaginaire me permet de prendre la réalité, de la décaler un petit peu et de me dire “ok, qu'est ce que ça me ferait”. Pour moi, l'imaginaire c'est son importance et c'est comme ça je pense qu'on va vers une fin heureuse, c'est de regarder la réalité différemment et de voir vers où on veut aller, et surtout pour qui. Parce que la fin heureuse va dépendre principalement de là où elle part, et de à qui elle s'adresse. Ah, ça faisait sérieux d’un coup là ! Je te repasse le micro ?

[Questions du public]
[Public] Bonjour, merci déjà pour cette table ronde que j'ai trouvé très gaie, pleine d'humour,
et ça fait du bien déjà, rien que ça [rire]. Je voulais savoir quelle était la place de l'humour en fait dans tout ce bonheur et ces fins heureuses, parce que j'ai vu que c'était quelque chose que vous maniez tous les quatre avec brio [rire]. Donc quelle est la place de l'humour là-dedans ? Et j'aurais une deuxième question : est-ce que c'est pas intéressant pour le lecteur ou la lectrice d'avoir une fin dans un roman qui échoue, pour que en fait, je ne sais pas comment formuler cette question, mais pour que le lecteur ou la lectrice ait envie de faire mieux et que ça le ou la pousse à l'action. Je ne sais pas si c'est clair.
[Célia Flaux] C’est clair et c'est exactement ce dont Coline Pierré parle à un moment dans son essai. Elle était en relation avec un autre auteur et il a dit : “Je décris dans mes romans des situations intolérables pour que les gens aient envie de réagir.” Elle disait “C'est étonnant qu’on ait le même objectif et qu'on utilise des moyens tellement opposés pour y arriver”. Je vais reprendre un petit peu ce qu'elle disait. Elle disait “Est-ce que cet auteur croit vraiment que les lecteurs ne connaissent pas ces situations intolérables” ? C'est un peu ma position aussi. Je n'ai pas l'impression que les gens autour de moi ne connaissent pas ces situations intolérables de deuil, de dépression, de maladie, du chômage, de société, de famille, qui leur donnent l'impression de se sentir à leur place, de couples parfaits, de milieux non racistes, d'égalité hommes-femmes, d'environnement écologiquement viable et parfait, etc. Je pars du principe que mes lecteurs vivent dans ce monde, qu’ils sont conscients et qu’ils vivent tous, chacun bien sûr à notre niveau, des moments difficiles, et donc j'ai l'impression que je n'ai pas besoin de décrire l'intolérable parce qu'en fait c'est ce qu'on vit. Voilà.
[Alice Carabédian] Je peux dire un mot sur l'humour, peut-être, parce que je pense que c'est un sujet super important. Comme la science-fiction a toujours - maintenant elle commence à être acceptée et c'est plus un rebut de la société, la littérature de l'imaginaire etc. - mais comme il y a le mot “science” dans science-fiction, il y a toujours eu cette volonté de démontrer que, même si c'était des détours fictifs, il y avait quand même quelque chose de très sérieux qui était dit sur le réel, et pour le coup sur le réel aussi bien social que scientifique parfois, si bien que l'humour n'a pas souvent sa place en SF, à part dans quelques œuvres très précises. Je trouve que c'est bien malheureux, parce que pour moi l'humour justement c'est une façon de faire encore un pas de côté, et tout ce qui permet de faire des pas de côté, de se déplacer, donc on se déplace avec la SF, on se déplace avec l'utopie, on se déplace avec l'humour. Je trouve que ça permet d'être très sérieux au final, d'avoir un regard pas forcément cynique mais ironique, c'est-à-dire de biais sur les choses, c'est toujours un point important. C'est aussi ce qu'on attend de l'imaginaire, je pense, de nous déplacer, et l'humour en fait partie mais c'est vrai qu'on en trouve peu dans la SF. En fantasy je ne sais pas.
[Edouard H. Blaes] Sur l’humour, j’allais dire ce que j’ai dit tout à l'heure avec l'imaginaire et le fait que ça a les mêmes vertus qu’une métaphore dans un discours. En fait l'humour c'est la chose, ça a les mêmes vertus qu'une métaphore, c'est-à-dire que ça permet de prendre une situation, de décaler un petit peu, et de la regarder différemment, et de la regarder avec quelque chose qui va faire du bien aussi un petit peu, et donc de dédramatiser des choses très graves. Ça permet de les voir autrement et de pouvoir agir dessus, ce que l’on n’est pas obligatoirement capable de faire face à une situation qui est terrible, parce qu’on n'a pas la force pour ça. Alors que si on déconne dessus un peu, ça va permettre de faire quelque chose de plus appréhensible, je pense. Ca c'était pour l'humour et il y avait un autre truc que je voulais dire mais j'ai oublié, c'était quoi la question déjà ? [brouhaha en réponse]. Si oui, moi j’ai un truc à dire là-dessus. Vous n'allez pas être d'accord avec moi, ça je le sens mais très fort, moi je continue à penser qu’on écrit des petites histoires et j'ai pas envie qu'on me mette autant de poids dessus ! J'ai pas vocation à porter un lectorat entier vers un état supérieur, une réflexion, je ne suis pas assez solide pour ça moi. On écrit des petites histoires et j'aime bien rappeler quand même qu’on est des conteurs. C’est important, je dis pas, c'est super important et ça permet au contraire aux gens de créer leur réflexion, mais encore une fois j’ai pas envie de faire mal aux égos, mais on écrit de petites histoires [rire].
[Claire Garand] Oui, disons qu’en ce qui concerne l'humour, je partage tout ce qui a été dit. Je trouve que l'humour est particulièrement difficile à écrire, personnellement je ne m'y risque pas parce que je trouve vraiment ça très délicat. En terme de réception c'est [soupir, rire], c’est très très compliqué ! On parlait de ce que c'était qu’une fin heureuse pour qui, à quel moment, à quelle époque, etc. Et bien pour l'humour, les références, personnellement je trouve ça très très compliqué. J’adore en lire aussi, mais je pense que là il y a une grosse marge de progression en ce qui me concerne [rire]. Mais je trouve aussi que c'est une manière excellente, enfin c'est extraordinaire quand ça tombe juste, mais c'est tellement bon
et vraiment on se le répète en boucle, même, on l'apprend par cœur tellement c'est tellement, mais encore faut-il y arriver ! Je pense que c'est aussi pour cette raison qu'il y en a peu, parce que ce n'est pas facile à manier.
[Dans le public] Pardon, mais moi j'ai l'impression que les éditeurs français disent “On ne fait pas d'humour, enfin oui on fait des textes où il y a un peu d'humour, maïs on ne fait pas des textes d'humour parce que ça ne se vend pas”, et en fait ça ne se vend pas parce qu'ils n'en font pas. Enfin moi c'est mon avis, vous avez tous dit que vous voulez lire ça, que vous en voulez, et en fait vous êtes les mieux placés pour dire aux éditeurs “Si, si, prends-le mon bouquin”, vous, vous êtes déjà publiés et vous avez, peut-être pas vous personnellement, mais d'autres auteurs que vous connaissez, vous avez un poids en fait pour amener de l'humour et on en a besoin, sincèrement, on en a besoin.
[Fanny Ozeray] Plaidoyer pour l'humour !
[Edouard H. Blaes] Alors je suis super d'accord avec le fait qu’il faut amener de l'humour. Par contre (je sais que c'est pas ce que tu voulais dire, mais ça me permet de dire un truc), ce qu’effectivement peut-être un éditeur ne veut pas apprécier c'est l'humour pour l'humour, même si France on a vraiment ce côté-là, en tout cas plus du côté cinématographique on va dire, on a vraiment le côté l’humour pour l’humour, où il faut que ce soit potache, il faut qu’on rigole et que l'on puisse déposer le cerveau de côté. Alors il y a un truc, évidemment, qui a été publié en France et on ne parle que de lui, quand on pense humour en littérature, c’est de Terry Pratchett ou Douglas Adams, et c'est pas de l'humour pour de l'humour. C'est ça qui est super fort chez Pratchett justement, c’est qu’il prend un petit point de la société (pas sur les tout premiers, on va dire un peu plus loin dans le cycle), il va prendre un petit point de la société, il va le développer avec humour et justement il a le double prisme. Le prisme de l'imaginaire qui permet de décaler, et puis ensuite l'humour, on décale encore un peu plus et on va vers un truc où tu dis “effectivement, c'est complètement débile ce que je suis en train de lire” et ensuite tu dis ”mais attends mais attends mais c'est complètement débile mais là aussi c'est complètement débile” et si je le remets ici mais c'est complètement débile de base en fait” et c'est ça qui est fort avec Pratchett, je trouve. Ce n’est pas tant qu’il fait de l'humour, il analyse avec humour. Ca, si vous savez le faire, allez-y ! Parce que c’est chaud.

[Public] Bonjour, merci d'avoir parlé de santé mentale et merci aussi d'avoir parlé de fin faillible mais lumineuse en tant que fin heureuse. Ma question est par rapport à ce que vous avez dit tout à l'heure, donc les fins heureuses ce sont des fins réalistes aussi. Quels sont vos outils pour rendre ces fins heureuses réalistes, c'est-à-dire plausibles, qu'est-ce que vous utilisez narrativement ?
[Rires parmi les intervenants]
[Célia Flaux] Alors la structure narrative la plus simple en fait c'est celle qu'on retrouve dans tous les Disney, Marvel, machin, etc. En général, situation de départ, problème, ça marche pas ; deuxième plan, ça ne semble pas marcher ; retournement de situation, au moment de désespoir absolu, et fin heureuse, ça marche. Ca, c’est le schéma classique. Je suis désolée maintenant quand vous regarderez les trois-quarts des films et une bonne partie des romans que vous lirez, vous verrez que c'est exactement ça le schéma narratif d’une très grande partie des histoires. En gros si c'est un moment de désespoir qui arrive à 90% ou 95% de l'histoire, ça veut dire que ça va bien finir, et à l'inverse s’il y a un moment de joie qui arrive à 90% ou 95% de l'histoire ça veut dire que ça va mal finir. C'est le principe du contraste très général que tout le monde utilise. La question c'est justement que ce que je viens de dire là est très artificiel, n'est-ce pas. Donc, après, comment on fait pour faire une fin heureuse, je pense qu'il n’y a pas de recette parce que justement ça dépend énormément
des personnages et de qu’est-ce que représente le bonheur pour eux. Personnellement j'utilise énormément Anatomie du scénario de Truby prononce le nom de deux façons, qui dit que chaque personnage au début de l'histoire a un objectif mais que cet objectif est une illusion vers laquelle il court et qu'en réalité, il a un besoin qui est un besoin caché, qui est un besoin profondément enfoui et que ce besoin qu’il a va le conduire à faire du mal aux gens qui l'entourent. Donc le véritable enjeu pour ce personnage n'est pas d'atteindre son objectif, qui est comme un objet brillant, mais qui est de répondre à ce besoin, qui peut être un besoin d'amour par exemple, et de dire que la personne fait du mal autour d'elle parce qu'elle n'a pas reçu d'amour et qu'on qu'elle n'arrive pas à en donner autour d'elle. Et donc la question n'est pas de savoir est-ce que cette personne qui a besoin d'amour va devenir le chef de la grande entreprise mais plutôt est-ce que cette personne va réussir à renoncer à devenir le chef de la grande entreprise en réalisant que ce dont elle a vraiment besoin c'est de l'amour des personnes qui l'entourent et notamment de ses salariés par exemple. Je pense que quand on réfléchit sous ce prisme du besoin caché, du besoin fondamental dont le personnage ou nous-mêmes on n'a pas forcément besoin, alors tout d'un coup le concept de fin heureuse prend une autre dimension.
[Claire Garand] Je partage tout à fait ce que vient dire Célia, j'ajouterai juste un élément puisque nous avons des utopies radicales à ma gauche [rire], ça peut être l'univers aussi. C'est-à-dire que selon le même principe, l'univers peut être “malade”. Quand je dis l'univers je m'exprime mal, pardon, je veux dire l'endroit où se situe l'histoire. Cet univers peut être malade et la fin heureuse va consister selon un schéma similaire à celui que tu viens de décrire à rendre l'univers plus ou moins guéri. Ce que je veux dire par là c'est qu'il y a des histoires qui vont être dirigées par le personnage donc ce que tu décris mais certaines vont être plutôt centrées sur l'univers lui-même, sur ce qui s'y passe, et dans ce contexte c'est le “bonheur” de l'univers qui va être concerné mais le schéma est le même. C'est ce que je voulais ajouter parce que, quand on parle de dystopie ou d'utopie voire d'eutopie [rire], on va au-delà du désir du personnage. Alors l'univers n'a pas de désir mais ce sont les personnes qui vivent à l'intérieur, qui le constituent, mais ça peut constituer aussi une trame de l'histoire avec à la place du personnage l'univers voilà je voulais juste préciser ce petit point.
[Alice Carabédian] Moi ce que j'entends sur la question, c'est la question du réalisme en science-fiction et la question du plausible, la question du probable, du possible et/ou de l'impossible. Une fin heureuse peut être réaliste pour moi, même si elle est improbable ou plutôt impossible en fait. C'est ce qui est merveilleux avec l'imaginaire, c'est qu'on peut inventer les univers les plus fous possible mais néanmoins ils peuvent être réalistes. Déjà ils sont peuplés par des créatures que des humains ont créé, des humains de telle période, tel lieu, donc en soit le réalisme y fuse dans l'histoire qu'on le veuille ou non, puisque c'est vous qui l’écrivez. C'est pour ça que c'est intéressant, c'est qu’on peut raconter des histoires complètement improbables, qui ne se réaliseront peut-être jamais mais ce n'est même pas leur propos en fait. Pourtant elles sont réalistes ces histoires, ce qui s'y passe, les aventures des personnages, leurs émotions, leurs chocs, leurs traumas, les conflits, les transformations de société etc., ça reste réaliste. Je ne sais pas si ça répond vraiment à la question mais ces termes, en tout cas, moi je les travaille dans ce bouquin pas mal, entre réalisme, impossible, etc. Il y a beaucoup à fouiller là-dedans.
[Edouard H. Blaes] Pardon je réfléchissais. Ça m'arrive… et du coup ça se voit ! [Rire] Oui, ça c'est une question qui est super importante. Ce que je vois là-dedans, c'est comment est-ce qu'on écrit une fin qui soit heureuse et réaliste quand ce qu'on attend souvent de nous actuellement c'est qu’effectivement nos textes d'imaginaire soient réalistes, dans le sens où il y a des trucs qui se passent dans la vie, si on les écrit dans un bouquin on va nous dire c'est irréaliste et ça ne marche pas, et ça pour moi c'est un peu le taf de l'auteur ou de l’autrice de réussir à jongler avec ça et de réussir à se dire “Ok, je vais sortir un truc qui va avoir l'air réaliste même si dans la vraie vie il y a eu des trucs bien pires”. Je vais prendre un tout petit exemple dans un truc que j'ai écrit où je parle de trois mois dans une cave, isolé complètement du reste du monde, pour des raisons... Mon éditrice me dit “C’est super long, trois mois dans une cave” et du coup je dis “bah ouais j'suis d'accord, mais en fait c'est ce que c'est ce qu'a vécu ma grand-mère pendant la guerre”. Ils se sont cachés pendant trois mois en Alsace dans une cave parce que juste au-dessus il y avait les Allemands. Du coup, elle m’a dit “Ah merde, si c’est arrivé en vrai, bah oui on le garde” [rires]. Je lui ai dit “Non, on va couper la poire en deux, parce que moi mon taf c'est pas de faire un truc où le lecteur va s'arrêter et se dire “Mais n'importe quoi”, moi mon taf c’est de raconter une histoire”. Et ce n'est pas le sujet. Disons que si c'est le sujet, si vraiment ton histoire c'est l'histoire de ta grand-mère dans une cave qui a survécu pendant trois mois et de montrer à quel point les humains sont badass quand il s'agit de survivre à une saloperie de manière absolument insensée, et bien oui évidemment tu le gardes, évidemment tu le fais. Mais là ce n'est pas le sujet. Donc du coup j'ai pas envie de casser la lecture à quelqu'un, juste parce qu’il va devoir s'arrêter et faire une recherche sur Google pour voir si effectivement des gens survivent dans des caves pendant trois mois. Je ne sais plus où j’allais avec mes histoires. Je disais quoi… Tu te souviens ? Non toi non plus ? Ah oui, si, pardon, je voulais juste… je suis désolé mais effectivement il n'y a pas de réponse à cette question. [Rires dans le public] Parce qu’il n’y a pas de recette. Ce serait cool qu’il y en ait, en fait non ce serait nul qu’il y en ait, mais effectivement non il n'y a pas de réponse à comment est-ce qu'on écrit une fin heureuse ou même une fin.

[Fanny Ozeray] Même si on passe un très bon moment ensemble, et qu’ils vont vous dire “Oui, oui, on peut rester, tout ça”, mon rôle c’est aussi de m’assurer qu’ils aient une vraie pause déjeuner, parce qu’en fait c’est fatiguant d’être devant vous. Mon rôle c’est de ne pas dépasser le temps, j’en suis désolée, merci à tout le monde d’avoir été présent !

[Générique de fin]