Saviez-vous que New York était d’abord une colonie néerlandaise ? Et pourquoi la ville s’appelle ainsi ?
Après une maîtrise d’histoire consacrée à la vision de l’Amérique qu’avait l’Europe au XIXème siècle, Virginie Adane s’est lancée dans une thèse, soutenue en 2017, intitulée « Genre, pouvoir et relations marchandes dans une société coloniale multiculturelle. Nouvelle-Néerlande, New York (1630-1730)« . Virginie était fascinée par le choix de ces personnes de tout plaquer pour aller vivre sur un continent inconnu et elle voulait se plonger dans les racines de l’Amérique et des colonies.
La Nouvelle-Néerlande, terrain peu étudié
Colonie fondée à partir de 1624 autour de la vallée de l’Hudson et de l’île de Manhattan, la Nouvelle-Néerlande est une colonie néerlandaise dans un monde colonial anglais, formée autour de la traite des pelleteries. La société coloniale est marquée par sa diversité, faisant se côtoyer des populations européennes, amérindiennes et afro-caribéennes. À partir de 1664, la colonie connaît un changement de souveraineté, devient New York et est intégrée à l’empire anglais. En un siècle, une société nouvelle a émergé, s’est construite et transformée.
Dans sa thèse, Virginie Adane a analysé le rôle des normes et relations sociales entre hommes et femmes dans la construction de cette société et a envisagé la façon dont ces normes et ces relations construisent un ordre social et informent les échanges marchands.
Une nouvelle société américaine
La société de Nouvelle-Néerlande est caractérisée, dès les premières années de l’installation coloniale, par sa diversité culturelle et religieuse, ainsi que par la diversité des projets coloniaux. Parmi ces projets, la mise en place d’un peuplement familial pose la question des normes familiales et de genre au cœur de la formation de la société nouvelle. Ces normes constituent l’armature de base de l’ordre colonial et d’une volonté de faire société, par l’imposition, la transposition ou l’adaptation de prescriptions quant au comportement sexué. Pour les administrateurs, la conformité et le respect des normes de genre étaient conçus comme un garant d’ordre social. Du reste, l’aspiration et l’adaptation à ces normes est aussi le fait des des colons eux-mêmes.
Novi Belgii Novaeque Angliae… (Carte de la Nouvelle-Belgique ou Nouvelle-Hollande), 1685, par Nicolaes Visscher
Cet attachement permet de comprendre, paradoxalement, l’apparente violence des rapports sociaux et l’importante judiciarisation des pratiques sociales. Virginie a voulu montrer que la Nouvelle-Néerlande était, au contraire, une société très normée. Avec le changement de souveraineté, les questions de masculinité, de féminité et des rôles et des relations qui y sont associés ont été au cœur du processus de domination et d’imposition d’un nouvel ordre colonial. Elle a ainsi observé une prise en charge plus marquée de la régulation des crimes moraux – prostitution, adultère, mariages dysfonctionnels – dans le cadre d’une société où le contrôle social par la population s’avère moins opérant que celui effectué par les autorités.
Une longue thèse de dix ans
Pour étudier la Nouvelle-Néerlande, Virginie Adane a dû notamment étudier le néerlandais pour se plonger dans les archives, la barrière de la langue ayant retenu beaucoup de chercheurs et de chercheuses avant elle. Grâce à des bourses, elle a pu passer deux ans aux États-Unis pour faire ses recherches directement sur son champ d’étude, rencontrer des sociétés historiques sur place.
Retrouvez Virginie Adane aussi dans le podcast MDR qui parle des comédies françaises et le podcast Les rois du monde est stone etc sur les comédies musicales françaises.
Si vous voulez en savoir plus sur le sujet voici quelques lectures que vous conseille Virginie :
- Jaap Jacobs, The Colony of New Netherland: A Dutch Settlement in Seventeenth-Century America, Cornell University Press, 2009
- Russell Shorto, The Island at the Center of the World: the Epic Story of Dutch Manhattan and the Forgotten Colony that Shaped America, New York, Vintage, 2005 [une approche de journaliste plus que de chercheur]
- Bertrand Van Ruymbeke, L’Amérique avant les Etats-Unis : Histoire de l’Amérique anglaise (1497-1776), Paris, Garnier Flammarion « Champs Histoire », 2016 [un panorama plus général sur l’Amérique coloniale anglaise, incluant des passages sur la Nouvelle-Néerlande]
- Thelma Wills-Foote, Black and White Manhattan: The History of Racial Formation in Colonial New York City, Oxford, Oxford University Press 2004
Et Virginie Adane a écrit un article sur son sujet de thèse : « Penser le genre en Nouvelle Néerlande au XVIIe siècle : enjeux historiographiques », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [Online], Workshops, mis en ligne le 11 juin 2013.
Dans cet épisode vous avez entendu les extraits des chansons suivantes :
- Joe Dassin – L’Amérique
- New York, New York – On the Town
- Trevor Jones – Promentory (Bande originale du film Le Dernier des Mohicans)
- Telephone – New York avec toi
Transcription de l’épisode 7 (cliquez pour dérouler)
Fanny : Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de Passion Modernistes. Je m’appelle Fanny Cohen-Moreau, et dans ce podcast, je vous propose de rencontrer de jeunes chercheurs et chercheuses en master ou en thèse qui étudient l’histoire moderne. Et pour rappel, l’histoire moderne c’est cette période qui s’est glissée entre le Moyen-Âge et l’époque contemporaine, c’est-à-dire en gros, pour l’Europe occidentale, si on prend ça comme référence, entre les années 1500 et 1800.
Épisode 7, Virginie et les origines de New York, c’est parti !
Pour la première fois dans Passion Modernistes, nous quittons justement le Vieux Continent, et nous partons pour l’Amérique !
[Intermède Joe Dassin]
Je suis très contente de montrer aussi qu’on peut travailler sur l’histoire et ne pas s’intéresser qu’à son propre pays, c’est-à-dire la France ou l’Europe. Donc aujourd’hui nous allons plonger dans les colonies américaines au XVIIe siècle. Bonjour Virginie Adane.
Virginie : Bonjour
Fanny : Tu as soutenu une thèse en décembre 2017 qui était intitulée « Genre, pouvoir et relations marchandes dans une société coloniale multiculturelle. Nouvelle-Néerlande, New York (1630-1730) » et tu étais sous la direction de François Weil à l’EHESS.
Virginie : Tout à fait.
Fanny : Avant tout Virginie, qu’est-ce qui t’a donné envie d’étudier l’histoire moderne ?
Virginie : Au départ, mon envie c’était pas l’histoire moderne, c’était l’Amérique. Et l’Amérique dans tout ce qu’elle a de plus cliché, d’une certaine manière. J’étais en licence d’histoire quand j’ai commencé à réfléchir à ce que j’allais faire comme sujet de recherche, et je me rappelle être allé dans le bureau d’histoire moderne des professeurs de mon école et d’avoir dit « j’aime vraiment l’Amérique, etc. ». En fait, j’ai commencé par une maîtrise d’histoire, qui était en réalité centrée sur le XIXe siècle, donc l’époque contemporaine, et je m’intéressais en fait un zoo humain amérindien, qui était en tournée en France, qui était associé à un peintre qui s’appelle George Catlin, et qui était en tournée en France sous le règne de Louis-Philippe. En fait c’était une façon de m’intéresser un peu… ouais voilà… à l’Amérique des Indiens et aux mythes fondateurs de l’Amérique. Avec cette frustration de me dire, en fait c’est l’Amérique par proxy, parce que c’est l’Amérique de la façon dont elle est perçue par la France, et c’est pas très très satisfaisant. En fait c’était frustrant parce qu’une des raisons pour lesquelles on veut travailler sur l’Amérique en général, c’est qu’on a envie d’y aller ! Et donc je n’y suis pas allé, et j’étais là « oui, c’est un peu nul ». Donc j’avais failli arrêter la recherche, et après avoir passé l’agrégation, puisque c’est aussi le lot des chercheurs en histoire, à un moment il faut faire un concours d’enseignement si on veut espérer avoir une carrière là-dedans derrière. Après avoir passé l’agreg’ d’histoire, j’étais un peu perdue sur ce que je voulais faire, et je suis allée dans le bureau de celui qui est devenu mon directeur de thèse…
Fanny : Tu es retournée dans un bureau…
Virginie : Je suis retournée dans un bureau, et je lui ai dit, bah oui, mais moi, ce que je veux c’est l’Amérique ! [rires] L’Amérique coloniale cette fois-ci, parce que ce qui m’intéresse, c’est vraiment la fondation de l’Amérique. Ma fascination de départ, c’était de visualiser des personnes qui ont décidé de tout plaquer, de quitter tout ce qu’ils avaient, en tout cas c’était ce que je pensais à l’époque, pour tenter leur chance sur un nouveau continent, dont ils ne connaissent rien. Ils ne savent pas comment ça va se passer, mais ils se disent « on n’a plus rien à perdre, on va essayer ». Et ça, c’était une espèce de fascination un peu naïve, mais c’était ça qui m’intéressait. C’est ça le point de départ, c’est ça qui m’a conduite dans l’histoire moderne. C’était une porte d’entrée un peu biaisée, c’était pas une entrée par les grands thèmes classiques de l’histoire moderne, les grandes révolutions, ou la société d’ordres dance ce qu’elle a de plus figée, ou dans les relations diplomatiques très complexes qui caractérisent l’époque moderne. Tout ça c’est en jeu en fait dans ma colonie, dans la colonie sur laquelle j’ai travaillé, mais c’était pas ça mon point de départ…
Fanny : En fait, tu as vraiment fait un pas de côté dans ton sujet.
Virginie : Voilà, c’était waouh, l’Amérique, les débuts de l’Amérique avec les colons. En tête, moi j’avais, très honnêtement, Pocahontas, les sorcières de Salem et des trucs comme ça, je me disais « mais quand même c’est une époque fascinante, c’est un moment fascinant », donc voilà.
Fanny : Et tu t’es intéressée spécifiquement à une colonie en particulier, la Nouvelle-Néerlande, pourquoi tu as choisi cette colonie en particulier ?
Virginie : Alors, déjà on va recadrer. Nouvelle-Néerlande, c’est un mot qui est un petit peu un barbarisme. Parce qu’en fait, le vrai nom de la colonie, il est en néerlandais, Nieuw Nederlands, et dans les sources de l’époque en réalité, elle est nommée « Nouveaux Pays-Bas ». Après…
Fanny : Tu as dû t’amuser, avec toutes ces occurrences différentes.
Virginie : Voilà, et en latin c’est « Nouvelle Belgique » [rires partagés] c’est un bazar sans nom. En fait, Nouveaux Pays-Bas, ça sonne bizarre, donc je pense que pendant longtemps il y a des chercheurs qui ont commencé à dire « Nouvelle Hollande » mais ce qui est une erreur puisqu’il y a deux autres colonies de « Nouvelle Hollande » qui ont existé, au Brésil et en Océanie, temporairement, et donc du coup c’est pas bon d’utiliser ce nom…
Fanny : Rien à voir.
Virginie : Voilà. Donc, il y a des chercheurs français qui se sont dit on va utiliser ce néologisme parce que mimétiquement il est proche du nom originel. Ça nous dit ce que c’est, on entend « Nouvelle-Néerlande » et on sait qu’on va parler dans une langue très gutturale. Tout a commencé avec ce directeur de thèse, à qui j’ai dit « je veux faire de l’Amérique ». « Pas plus précis que ça vos idées ? » « bah non, pas trop ». Je sortais de l’agreg, je me disais « chic, c’est les vacances », [rires] j’avais pas trop trop d’idée précise. Il m’a dit « bon, alors on va reprendre le sujet, le problème à zéro ». Il m’a dit « je vais pas vous donner de sujet, c’est pas à moi de vous donner un sujet, c’est à vous de le construire. Si vous vous lancez dans l’aventure d’une thèse, il faut avoir vraiment très envie de le faire, et il faut que le sujet il vous passionne, parce que sinon ça va être une tannée ». Il m’a donné deux livres à lire, sur les colonies américaines, voilà, qui sont faits par des historiens tout à fait respectables, et qui sont assez simples d’accès, et il m’a donné toute une revue à dépouiller en fait, qui s’appelle la William and Mary Quaterly, qui est une revue spécialisée dans l’histoire coloniale de l’Amérique anglophone. Il m’a dit « voilà, vous allez dépouiller les 20 dernières années de cette revue… »
Fanny : Dépouiller ça veut dire quoi ?
Virginie : Dépouiller ça veut dire vous allez en gros, déjà regarder tous les titres, et lire une partie des articles. Dans une revue spécialisée, ce qu’il va y avoir c’est trois-quatre articles de fond, qui font une trentaine de pages chacun, et ensuite il va y avoir tout un tas de… c’est pour ça qu’on appelle ça une revue aussi, parce que c’est une revue d’ouvrages en fait, c’est la recherche en cours qui fait l’objet de compte-rendu de lecture pour savoir de quoi ça parle. Donc ça permet d’avoir un panorama assez global de tout ce qui a été écrit sur l’Amérique coloniale. À ce moment-là, il me dit, vous voyez s’il y a un sujet qui se dégage. Et en fait, moi il y a un truc qui m’a frappé tout de suite, c’est qu’il y avait énormément de choses sur les colonies dites de la Chesapeake, donc c’est la Virginie et le Maryland actuels, énormément de choses sur la Nouvelle-Angleterre, et rien sur New York. Et j’étais-là, quand même c’est bizarre, parce que New York, ville la plus célèbre du monde, il y a une aura autour de cette ville, comment ça se fait qu’il n’y a aucune recherche dessus ? Et rapidement, j’en ai tiré la conclusion que c’était un truc très bête, c’est que les recherches elles sont faites par des Américains ou par des anglophones, et qu’ils ont pas forcément envie de se fouler à parler une autre langue. Et la Nouvelle-Néerlande, comme son nom l’indique, c’était une colonie néerlandaise, et les archives, elles sont en néerlandais. Donc il y avait beaucoup moins de recherches dessus, parce que… bah pourquoi s’embêter, quoi ?
Fanny : Mais il n’y avait pas de recherches de la part des Néerlandais sur le sujet ?
Virginie : Moins. Parce qu’en fait, du point de vue des Pays-Bas, New York, c’est rien en fait.
Fanny : Comment ça, c’est rien ?
Virginie : Parce que, en fait, quand on prend l’empire néerlandais, y a des endroits qui rapportent beaucoup. La Nouvelle-Néerlande, c’était le parent pauvre en fait. C’est un angle mort de la recherche, mais c’était un angle mort colonial parce qu’il y avait des colonies qui rapportaient tellement plus. Les Antilles néerlandaises, notamment l’île de Curaçao, il y a la colonie du Cap qui rapportait beaucoup aussi. Faut savoir que les entreprises coloniales à cette époque, elles étaient menées par des compagnies à charte, c’est-à-dire le souverain ou les dirigeants, [qui] octroyaient une charte à une compagnie privée pour régner en leur nom ou pour s’occuper en leur nom de tirer profit [de la colonie], parce qu’en fait, les colonies c’était du profit, c’était de la matière première, c’était des choses qui devaient permettre d’enrichir les souverains. C’est un peu particulier parce que les Provinces-Unies, c’est une république, mais c’est la même idée. En fait, il y avait deux compagnies, la Compagnie des Indes occidentales [NdT: orientales en fait], qui a l’acronyme VOC, je vais pas dire… ça correspond à Vereenigde Oost-Indische Compagnie, bon voilà.
Fanny : Bien sûr…
Virginie : Donc VOC, et ça c’est plutôt le Cap, et ensuite c’est l’Indonésie. Ensuite il y avait la Compagnie des Indes occidentales la WIC. La WIC, elle était un peu plus récente et rapportait un petit peu moins, et quand elle rapportait c’était plutôt sur les territoires qui étaient un peu plus au sud, c’est-à-dire les Antilles, et un temps ils ont essayé de coloniser le Brésil, ça a pas marché. Mais dans ce contexte-là, en fait, la Nouvelle-Néerlande c’était peanuts en fait.
Fanny : Donc il y avait vraiment rien sur les origines de New York quand tu as commencé tes recherches ?
Virginie : Pas vraiment « rien » mais beaucoup moins, beaucoup moins que le tout le reste. Le reste faisait l’objet d’une énorme production historiographique, et ça vachement moins. Donc moi j’étais là, « bah ouais mais c’est… » outre le fait que c’est un angle mort de la recherche, et que donc « oh, y a rien, donc je peux m’y mettre, j’ai ma place », en plus je trouvais que c’était un territoire intéressant, un territoire néerlandais en plein milieu d’une zone qui est dominée par les britanniques, qui avait un peuplement assez original en fait, donc, je trouvais ça très intéressant comme thème.
Fanny : Et une fois que tu as choisi ce terrain, comment est-ce que tu as anglé ta thèse ? Parce que tu allais pas faire tout, tu pouvais pas tout étudier en même temps, tu as dû choisir un angle particulier.
Virginie : C’est ça, c’est un angle particulier que j’ai dû choisir, et pour ça aussi j’ai pas mal tergiversé, c’est l’année de M2, qui sert en fait un peu à définir un sujet, et au début je savais pas trop par où aller. Mon directeur m’a dit « la question des femmes, elle est intéressante », et j’étais là « attends, tout de suite, hop, parce que je suis une fille, je vais travailler sur les femmes ! cliché much ! ». J’avais pas du tout envie, et en fait, en lisant des choses, plus je lisais, plus je me disais mais en fait c’est pas juste le cliché, c’est un sujet très intéressant.
Fanny : C’est pas juste parce que c’est à la mode en ce moment d’étudier les femmes, là en fait il y avait vraiment…
Virginie : Il y avait quelque chose de très intéressant.
Fanny : Pertinent.
Virginie : Parce qu’en fait, cette colonie ce qu’elle a d’intéressant, c’est que c’est une colonie qui commence en étant néerlandaise, et qui quarante ans plus tard change de souveraineté et devient anglaise.
Fanny : Tu vas nous raconter tout ça.
Virginie : Je vais vous raconter tout ça, c’est merveilleux. Et en fait, avec le changement de souveraineté, ça veut dire que ça change de droit. On était dans un droit hollandais, calqué sur le droit de Hollande et de Zélande, qui est un droit romain, et on passe dans une juridiction anglaise, donc c’est le droit commun, ce qu’on appelle la common law anglaise qui s’impose. Graduellement, mais quand même. Et en fait, la recherche en cours à cette époque-là, quand j’ai commencé ma thèse, c’était de dire « l’imposition de la common law c’est l’imposition du patriarcat, et les femmes qui étaient si libres pendant la période néerlandaise, ont tout perdu et se sont retrouvées totalement infantilisées et inféodées aux hommes ». Et ça, c’était un truc qui prévalait, mais en même temps, c’était des recherches des années 70, en plein moment du deuxième féminisme, du mouvement de libération des femmes, etc. Donc ça avait du sens, un sens politique très fort, mais pour moi ça me paraissait quand même un peu gros, un peu caricatural d’une certaine manière, donc voilà, je m’étais dit…
Fanny : C’est trop simple.
Virginie : Voilà, c’est simple, c’est sexy, mais est-ce que c’est si évident que ça ? Donc en fait, au départ mon M2 je l’ai anglé sur cette question-là, est-ce qu’elles ont vraiment tout perdu. Et c’est parti de là, et je me suis intéressée de manière plus générales aux questions de genre, c’est-à-dire les normes de genre, les normes qui régissent les relations entre hommes et femmes, et les pratiques, la façon dont se comportent les hommes et femmes entre eux, et est-ce que ça correspond tout à fait à ce que prescrit le droit ou pas.
Fanny : Tu vas nous raconter tout ça mais déjà on va un petit peu plus planter le décor. Est-ce que tu peux nous décrire donc où on en est dans la future ville de New York au moment de sa fondation, donc alors qu’elle s’appelait encore La Nouvelle-Amsterdam, au sein de la colonie de la Nouvelle-Néerlande, une colonie fondée par les Néerlandais à partir de 1624 ? Ils arrivent, il y a quoi en fait ?
Virginie : Ils arrivent, il y a des Amérindiens, il y en a beaucoup. Des Amérindiens qui ont eux-mêmes leurs propres problèmes en réalité. Les premières expéditions néerlandaises c’est vers 1609, c’est Henry Hudson qui est un navigateur anglais mais qui navigue pour le compte de la Chambre de commerce d’Amsterdam, et pendant douze ans il se passe pas grand-chose, et ensuite, à partir de 1621 en fait, on octroie une charte à la Compagnie des Indes, en se disant que ce serait peut-être pas mal de coloniser le terrain parce qu’on y a des intérêts. Alors, qu’est-ce qu’on trouve sur place ? On trouve des nations amérindiennes algonquiennes, et des nations amérindiennes iroquoises. C’est deux grands groupes ethnolinguistiques en quelque sorte, qui s’entendent pas forcément, et au sein de ces groupes ethnolinguistiques, il y a plusieurs nations qui elles-mêmes peuvent se tirer la bourre, et être pas très d’accord entre elles. Donc voilà, on est dans ce terrain-là, où il y a énormément d’enjeux diplomatiques au sein des populations amérindiennes, qui de toute façon occupent le territoire. Les Iroquois sont un petit plus sédentarisés, les Algonquins qui sont sur l’île de Manhattan, eux c’est une population qui est plutôt, qui est itinérante en fait. C’est intéressant parce que ça explique beaucoup les enjeux qui se sont joués après avec les Européens. Quand les Néerlandais arrivent, ce qu’ils veulent faire, c’est du commerce, c’est des marchands.
Fanny : Ils veulent pas coloniser, exterminer au début… ils veulent plus faire du commerce ?
Virginie : Ils veulent vraiment faire du commerce. Alors il y a deux projets qui sont concurrents, très rapidement. Il y a un premier projet de commerce, on cherche à s’enrichir. Donc qu’est-ce qu’on va chercher ? Il n’y a pas d’or, clairement, on peut pas faire de plantation trop, trop, il y a quelques plantations de tabac sur Manhattan mais c’est pas lourd, par contre, il y a des castors.
Fanny : Des castors ?
Virginie : Et la fourrure de castor, c’est très à la mode en Europe, et donc on se dit on va faire du commerce de fourrure, de peau de castor, c’est ce qu’on appelle la traite des pelleteries, c’est-à-dire aller chercher des fourrures de castor, en fait on va pas les chercher, c’est les Amérindiens qui vont les chercher et qui vont les vendre aux Européens. Ce qui fait que [dans] les endroits où on peut le plus facilement faire cette traite-là, les relations avec les Amérindiens sont plutôt bonnes parce qu’en fait on tient à avoir ces bonnes relations, le commerce c’est la meilleure arme de paix en fait.
Fanny : Mais on donne quoi en échange aux Amérindiens contre les peaux de castors ?
Virginie : On leur donne ce que les Amérindiens n’ont pas, donc des objets manufacturés, des objets qui sont faits en métallurgie, ou des choses comme ça. Également, optionnellement, des armes. Et c’est dans ce contexte-là aussi, dans ce contexte d’essayer d’établir des relations, on se dit que si, on va quand même s’installer là et on va faire une installation durable. Un des tout premiers gouverneurs de Nouvelle-Néerlande, qui s’appelle Peter Minuit, achète l’île de Manhattan…
Fanny : Ah ouais, comme ça…
Virginie : Ouais, alors, ça c’est un des mythes fondateurs qui plait beaucoup aux new-yorkais, c’est qu’il l’a acheté pour une poignée de dollars en fait [rires], parce que si on pratique les taux de change actuels, ça ressemble à pas grand-chose, en fait c’est des coffres avec un petit peu de verroterie dedans et quelques petits objets, et il achète l’île de Manhattan aux nations amérindiennes qui sont sur place, sauf que pour les Amérindiens la notion de propriété ça n’a pas cours, puisque la terre c’est une divinité, on possède pas Dieu. Donc en fait, eux ils vendent l’usage de l’île de Manhattan, jusqu’à ce qu’eux reviennent. Donc quand ils reviennent, on leur dit « ah non, c’est plus à vous », et ça crée des tensions très vite dans cette partie-là de la colonie. C’est la partie plutôt sud de la colonie. Plus au nord de la colonie, quand on se rapproche plus du Canada actuel, là on a du négoce et de la traite des pelleteries.
Fanny : Et donc les Néerlandais s’installent au fur et à mesure dans cette zone-là ?
Virginie : C’est ça. Parce que ça c’est un premier projet, un projet orienté autour de la traite. Sinon, il y a certaines personnalités à Amsterdam, donc dans l’Ancien Monde, qui se disent, ce qu’il serait bien ce serait de mettre en place une entreprise de colonisation agricole du territoire. Et donc ils essayent d’obtenir des chartes pour avoir des territoires sur lesquels ils vont envoyer des paysans qui vont travailler la terre, etc. La plupart de ces colonies agricoles s’effondrent, il y en a une qui tient, qui est au niveau de la frontière canadienne actuelle, c’est une colonie qui se trouve à côté de la ville d’Albany, qui est la capitale de l’État de New York aujourd’hui, et ça c’est la seule colonie qui tient vraiment, la seule colonie agricole, mais en tout cas ce qui est intéressant dans tout ça, c’est qu’il y a des hommes seuls qui partent pour faire du commerce, et il y a aussi des familles qu’on envoie là-bas pour s’installer. Et donc très vite, y a une colonisation de peuplement qui se met en place.
Fanny : Et on arrive à combien de population sur place ?
Virginie : C’est difficile à chiffrer. On a estimé qu’en 1664, donc au moment du changement de souveraineté, il y avait environ 9000 habitants.
Fanny : Ce changement de souveraineté, comment il arrive, qu’est-ce qui se passe ?
Virginie : Là on revient dans « l’Ancien Monde », c’est les relations diplomatiques entre l’Angleterre et les Provinces-Unies qui connaissent une grande rivalité dans ce moment-là du XVIIe siècle, et donc il y a ce qu’on appelle les guerres anglo-néerlandaises, ou anglo-hollandaise, anglo-dutch wars en anglais voilà. Pendant la Deuxième Guerre anglo-néerlandaise, ça coïncide… alors le roi d’Angleterre à ce moment-là, c’est Charles II, et Charles II octroie à son frère le droit d’occuper toute l’Amérique du Nord en quelque sorte. En fait, c’est pas ça…
Fanny : C’est sympa comme cadeau…
Virginie : Oui, c’est qu’il lui octroie le territoire qui correspond à l’époque à la Nouvelle-Néerlande. C’est-à-dire qu’à ce moment-là, honnêtement le roi d’Angleterre se fiche un petit peu des colonies, il n’a pas un intérêt très appuyé pour les colonies, il laisse un peu faire. Il y a un gros pôle anglais au nord de la Nouvelle-Néerlande, c’est la Nouvelle-Angleterre, il y a un gros pôle anglais au sud de la Nouvelle-Néerlande, c’est la Virginie et le Maryland, et entre les deux, bah y a ce truc-là. Le frère du roi se dit « ce serait bien de rejoindre les deux et d’avoir un grand ensemble anglais en Amérique du Nord, ce serait chouette. ». Donc, il lui octroie cette charte. Les Néerlandais perdent la guerre, et dans les négociations, ils acceptent de céder ce territoire, lors d’un traité, le traité de Breda en 1667. Avant ça, donc trois ans plus tôt en réalité, les Néerlandais à Amsterdam se sont rendus, ont laissé rentrer les Anglais, et donc les Anglais ont occupé ce territoire. Ça s’est fait progressivement en réalité, parce qu’il y avait déjà des colons anglais qui venaient s’installer en Nouvelle-Néerlande, par la Nouvelle-Angleterre…
Fanny : Ils se faisaient manger au fur à mesure…
Virginie : Ça se faisait grignoter au fur à mesure, et en fait le gouverneur de Nouvelle-Néerlande, en réalité il n’a pas le titre de gouverneur, il a le titre de directeur général, ça montre qu’on est vraiment dans une colonie de commerce, et qui est dirigée par une compagnie à charte, le directeur général de l’époque, qui a un nom rigolo parce qu’il s’appelle Stuyvesant, c’est comme les cigarettes en fait. Et c’est un monsieur qui a une jambe de bois, c’est l’imagerie de la piraterie dans toute sa gloire. En fait, Stuyvesant essaye de motiver les habitants de La Nouvelle-Amsterdam, en leur disant faut résister, etc., mais ils sont là « non mais en fait, on n’a plus envie ». Il y avait des rivalités avec le pouvoir de la compagnie, et en fait ils laissent rentrer un petit peu les Anglais dans un premier temps. Après, c’est un petit peu plus compliqué, mais en tout cas, la colonie passe entre les mains des Anglais à ce moment-là. Le frère du roi est duc d’York, donc du coup ça devient New York…
Fanny : Aahh…
Virginie : Il était duc d’York et d’Albany, c’est son titre complet, ce qui fait que devient La Nouvelle-Amsterdam, principale ville devient la Nouvelle-York, et la deuxième ville de la colonie, qui s’appelait Beverwijck, devient Albany, parce que c’était son deuxième titre. Voilà, et donc à partir de ce moment-là ça devient New York.
[Intermède musical]
Fanny : Et qu’est-ce que ça implique ce changement de souveraineté sur place ?
Virginie : Sur place ça implique en fait un changement de l’élite dirigeante, dans un premier temps, et ça implique un changement du droit en vigueur, en quelque sorte. Mais c’est assez progressif en réalité, ça se fait vraiment dans un long temps. Dans un premier temps, le duc d’York propose un droit qui s’adapte un petit peu au droit qui était en vigueur, et puis petit à petit il va imposer la common law, mais dans les décennies qui suivent. Ça implique un changement en droit progressif, et la venue de dirigeants, soit la venue de dirigeants anglais, soit les dirigeants anglais vont se greffer sur l’élite coloniale locale et vont jouer des rapports de force en fait qui pouvaient exister. Parce qu’en fait, au-delà ça, on fait une image New York la plus grande ville du monde, la ville de La Nouvelle-Amsterdam c’était pas beaucoup d’habitants en fait. C’est quelques familles qui se connaissaient toutes, et il y en a qui s’aiment et il y en a qui ne s’aiment pas. En fait, c’est une mentalité plus de village. Et donc ils vont jouer de ces rivalités locales pour pouvoir se greffer, sur cette nouvelle colonie. Donc, dans un premier temps, ça implique principalement ça, après, dans le long terme, ça va impliquer des dynamiques migratoires, la venue de gens des îles britanniques un petit peu plus, et puis un rapport différent, notamment parce que ça j’en ai pas encore parlé, mais il y a des esclaves à New York, et au début du XVIIIe siècle, les Anglais commencent à avoir le monopole de la traite des esclaves. Il y a beaucoup d’esclaves qui transitent par New York. Il y avait des esclaves dès la période néerlandaise, mais ça augmente cette présence, cette présence servile.
Fanny : Tu as étudié la colonie jusqu’en 1730, pourquoi cette date en particulier ?
Virginie : Alors cette date, parce qu’elle ne correspondait à rien. [rires]
Fanny : Comment ça ? Tu as choisi une date de fin qui ne correspond à rien ?
Virginie : C’est un peu ça. C’est-à-dire qu’en fait, quand j’ai commencé à travailler dessus, et je m’intéressais à la question des femmes au départ, on avait fait tout un foin de 1664, « waouh, retournement complet de situation, etc. » en tout cas moi c’est comme ça que je l’avais compris, mais je me disais en fait, une rupture diplomatique comme ça, est-ce que ça a vraiment du sens lorsqu’on s’intéresse à la formation d’une société nouvelle ? Est-ce qu’il ne vaut mieux pas plutôt travailler sur du long terme, et de voir que les ruptures diplomatiques elles infléchissent certaines tendances, mais en fait, les choses elles se transforment un peu dans un long temps. Donc en fait c’était ça mon idée de départ, donc je me suis dit je vais pas commencer par exemple en 1626 date de l’achat de Manhattan, je vais pas terminer en 1664 ou des trucs comme ça. En plus, beaucoup des travaux en cours que j’avais lu, ils étaient soit sur la période néerlandaise, soit sur la période anglaise, mais rarement les deux. Ils articulaient assez mal les deux périodes je trouvais, et me je disais « je vais prendre un siècle, arbitrairement ». Donc le début d’installation coloniale c’est autour des années 1630, en gros c’était ça. Si je dis mon titre complet, déjà que celui-là il est long à prononcer, ce serait c.1630-c.1730, et en réalité je vais même jusqu’en 1741 par moments, mais en gros c’est des dates floues délibérément pour essayer de m’inscrire dans une période de long terme, et de voir des changements sociaux sur le long terme en fait.
Fanny : Mais tu voulais pas faire deux siècles, trois siècles ?
Virginie : Alors non, en fait, l’un des impératifs aussi, 1730 pourquoi ? C’est parce que je me disais, ça fait un siècle, ça fait un compte rond, c’est déjà pas mal, je suis pas très psychorigide mais ça, ça me plaisait [rires], et l’autre raison, c’est que plus on s’avance dans le XVIIIe siècle, plus il y a une autre problématique qui arrive, et ça c’est un autre sujet. Il y a la problématique de l’indépendance. En fait, moi mon terminus final c’était d’aller vers l’inclusion de New York dans un empire anglais, un empire britannique même, donc c’était intéressant, on part d’une colonie néerlandaise qui est un peu atypique, parce que néerlandaise on va dire, dans ce monde colonial au XVIIe siècle, et on termine dans une colonie qui est pleinement incluse dans le monde colonial britannique, mais je ne voulais pas m’avancer vers les questions de contestation coloniale, et de la guerre d’indépendance, et des résistances, etc. parce que ça faisait un deuxième sujet de thèse, et qu’à un moment il faut circonscrire.
Fanny : Et est-ce que tu as continué à étudier de loin les Amérindiens sur place ? À travers tes recherches, tu en avais quand même un aperçu, tu les retrouvais en filigranes ?
Virginie : Ouais, en fait c’était un de mes enjeux. Beaucoup des travaux qui existent parlent soit des relations amérindiennes, soit des questions raciales liées aux esclaves, soit des populations « blanches ». Pour moi une société coloniale, c’est une société où il y a tout le monde qui se côtoie. Donc en fait j’ai essayé au maximum de restituer ça, d’autant plus que la présence amérindienne, elle n’est pas anecdotique du tout. Déjà parce qu’il y a ce commerce, et aussi parce que dans la colonie ils sont présents. En fait quand on regarde un petit peu les archives, on voit souvent en fait des femmes amérindiennes qui sont dans les villes pour faire du commerce, des gens qui interagissent avec les Amérindiens au quotidien, ils ne sont pas relégués. Et puis, il y a le fait que quand on s’intéresse par exemple à la période néerlandaise, il y a des guerres. Des guerres qui peuvent être très violentes…
Fanny : Entre qui et qui ?
Virginie : Entre les Amérindiens et les blancs. Clairement, parce qu’à un moment, ce que j’ai expliqué un petit peu rapidement sur Manhattan, c’est quelque chose qui reste présent, c’est que petit à petit, plus les Européens s’installent, plus ils foutent dehors les Amérindiens qui comprennent pas trop trop.
Fanny : Oui, ils bouleversent l’ordre qui était établi.
Virginie : Oui, et puis ils se disent, ils commencent à être gênant ces Européens, donc c’est la cause de beaucoup de rivalités et de guerre qui peuvent être franchement agressives. Des fois il y a des agressions qui sont même très mal perçues par des observateurs européens, notamment dans les années 1640 il y a un gouverneur qui s’appelle Willem Kieft qui lance une attaque, qui lance un raid contre des Amérindiens, et il y a un observateur néerlandais qui décrit ça mais en disant « il croyait faire preuve d’une espèce de bravoure romaine, et en fait c’est hyper lâche ce qu’ils ont fait, et c’est sale ». Ces guerres elles sont très critiquées, même par les Néerlandais. Il y a des relations qui sont très houleuses au sud de la colonie, donc autour de Manhattan, enfin la partie sud de la principale zone de peuplement. Dans le nord, on essaye encore une fois de maintenir des relations cordiales, parce qu’il y a la traite, mais les Amérindiens sont omniprésents en fait.
Fanny : Est-ce qu’ils sont considérés quand même comme des citoyens, ou comme des sujets de la couronne ou pas ?
Virginie : Non, ils sont… ils cohabitent en fait avec les Néerlandais, qui les voient comme une nation qui habite à côté. C’est très bizarre en fait comme façon de voir les Amérindiens, quelque chose qui est vrai sur la majeure partie de l’histoire des Amérindiens en Amérique du Nord à partir du moment où il y a des Européens qui s’installent, c’est des relations qui sont cordiales dans une partie, dans une autre partie qui sont moins cordiales. C’est considéré quand même comme une peuplade étrangère et potentiellement menaçante…
Fanny : Étrangère, alors qu’en fait c’est chez eux ?
Virginie : Voilà. Mais en plus menaçante, aussi dans les mythes fondateurs de New York ou dans les lieux communs de New York, il y a Wall Street, le mur. En fait, ce mur il a été bâti — parce qu’il y avait un mur à la place de Wall Street avant, comme son nom l’indique — dans ce contexte de guerres amérindiennes, parce qu’on craignait les rivalités avec les Européens qui se trouvaient au Nord, c’est-à-dire avec les Anglais, mais aussi avec les Amérindiens, donc on voulait protéger La Nouvelle-Amsterdam de ça.
Fanny : Pour faire toutes ces recherches, sur quelle documentation tu t’es appuyée pour ta thèse ?
Virginie : Je me suis appuyée sur des archives « publiques ». Je me suis appuyée sur les archives administratives, des gouverneurs successifs, sur les archives judiciaires, et sur des correspondances, etc. de gouverneurs principalement. Après, j’ai pu avoir recours à des archives privées, mais d’une part c’est plus difficile à trouver pour une période aussi lointaine, c’est très mal conservé, et d’autre part c’était pas mon angle d’approche. Je travaille sur les relations entre hommes et femmes, et moi l’idée c’était de voir comment c’était géré dans l’espace public.
Fanny : C’est pas l’espace privé qui t’intéressait ?
Virginie : Voilà. Donc, il y a quelques rares correspondances de femmes qui sont restées, qui ont déjà été étudiées, travaillées, etc., et quand on fait une thèse d’histoire, on essaye de proposer quelque chose d’un peu original. Donc je m’étais dit j’ai pas grand-chose peut-être à apporter, ou j’arrive pas à voir comment l’aborder. Les archives judiciaires, j’aimais bien parce que c’est des situations de conflit qui sont réglées devant des magistrats, mais quand on règle une situation de conflit, on doit expliquer le conflit au départ. Et donc ça permet de voir des relations sociales du quotidien, d’une manière générale. Et je trouvais que c’était la meilleure porte ouverte, on va devant les magistrats parce qu’on s’est fait insulter, notamment. On peut aller devant les magistrats parce qu’on a des dettes à régler. On y va beaucoup plus en fait que de nos jours, on y va pour régler des interactions du quotidien, tout le temps.
Fanny : Comme au Moyen-Âge en fait, quand je t’écoute ça me semble assez proche…
Virginie : Oui, oui. Le rapport aussi au notaire par exemple. Le notaire qui sert à peu près à tout, ça c’est une porte ouverte sur la vie quotidienne en fait. C’est vrai qu’on a encore cette utilisation, cette judiciarisation en fait de la vie publique qui permet de voir comment vivent les gens en fait, et comment ils se parlent au passage, parce qu’à La Nouvelle-Amsterdam, ils se parlaient très très mal ! J’avais fait une liste des insultes à La Nouvelle-Amsterdam, il y en a souvent [rires].
Fanny : Et donc les archives, elles étaient en néerlandais et en anglais ?
Virginie : Ouais.
Fanny : Et ça a pas été compliqué pour toi ?
Virginie : Alors, en fait les archives en néerlandais, elles sont disponibles, je les ai consultées, à New York.
Fanny : Tu es allée à New York ?
Virginie : Je suis allée à New York ! Elles sont disponibles à New York dans leur format original. Alors, évidemment, les archives judiciaires de 1653 on ne m’a pas donné le manuscrit original, on m’a dit « y a un microfilm là-bas, tu vas te débrouiller avec ça, parce qu’on sort pas ça, c’est trop précieux ». Mais bon, le microfilm permettait de voir des manuscrits écrits en néerlandais par des notaires qui n’ont pas tous la même écriture, c’était très drôle à faire.
Fanny : Avec des boucles et tout ça, tu as dû essayer de déchiffrer ça ?
Virginie : Et des abréviations, après un peu comme les manuscrits médiévaux qui sont un vrai bonheur, après faut aimer… [rires] Moi je trouvais ça rigolo la paléographie moderne. La paléographie c’est le fait de déchiffrer les manuscrits, c’est quelque chose que je trouvais drôle quand je faisais mes études, donc je trouve ça marrant à faire. Donc oui, je me suis appuyé sur ces archives-là. Il faut savoir qu’elles ont été traduites en anglais au XIXe siècle.
Fanny : Elles ont été bien traduites ?
Virginie : C’est tout le problème.
Fanny : Aha !
Virginie : C’est pour ça en fait, souvent je partais un petit peu de la traduction anglaise, mais ensuite j’allais revoir les manuscrits en néerlandais parce qu’en fait il y avait des relations morales déviantes et des insultes et des choses comme ça, ça arrivait que le traducteur se dise « oh, ce n’est pas correct » [rires] donc que ça ne soit pas complètement traduit ou que ça soit légèrement édulcoré. Donc ça nécessitait, notamment pour tout ce qui est injures, etc. d’aller revoir le texte de départ. J’ai vraiment eu à cœur d’essayer de travailler sur les archives en néerlandais, j’ai appris le néerlandais.
Fanny : Oui, c’est ça, tu le parlais pas à la base ?
Virginie : Non. Je le parle toujours pas, mais je le lis. [rires]
Fanny : Et il y a une différence entre le néerlandais de l’époque et celui d’aujourd’hui ?
Virginie : Il se rapproche plus de l’allemand. J’avais fait allemand au collège, donc ça allait, ça me donnait quand même malgré tout des bases. Ça a un petit effet « waouh, j’ai appris le néerlandais pour faire mes recherches » mais en fait… ce qui est intéressant dans une société coloniale aussi, ça c’est pour revenir sur le côté Passion Modernistes, c’est que qui sont les gens qui vont dans les colonies, c’est pas le haut du panier de la société, c’est les gens qui n’ont plus rien à perdre, donc c’est quand même assez stéréotypé. On retrouve un langage qui est assez ordinaire, assez simple, et ça facilite les choses en fait.
Fanny : On est loin des reines, des princesses…
Virginie : C’est ça, et des gens lettrés. C’est souvent des gens basiques et c’est des interactions très simples : « je lui ai vendu ma chèvre, il a mal payé, etc. », c’est de cet ordre. Après, ça permet de reconstituer la façon dont vivaient les gens, mais c’est pas de la littérature de haute volée.
Fanny : On n’a pas beaucoup de noblesse sur place…
Virginie : Non, pas vraiment…
[Intermède musical]
Fanny : Tu as commencé à le dire, tu es donc allée sur place pour tes archives…
Virginie : Oui.
Fanny : Raconte-nous un petit peu ça.
Virginie : En fait je suis allé deux ans aux États-Unis. Pour le faire j’ai utilisé des bourses de recherches. Une première bourse qui s’appelle la bourse Fulbright, qui m’a permis d’aller un an à l’université de New York, NYU. De là, en fait… déjà je suivais des séminaires d’histoire atlantique, puisque ça s’appelle de l’histoire atlantique le champ dans lequel je m’insère, et j’allais aux archives de New York. Il y a trois gros fonds, les archives municipales, les archives qui sont conservées dans la bibliothèque municipale de New York, la New York Public Library, celle avec les gros lions à l’entrée, comme on voit dans Ghostbusters. Ensuite, il y a la New York Historical Society, il y a d’autres historical societies un peu partout autour mais c’est la principale. En regroupant les trois, il y a quand même déjà pas mal d’archives, que celles-ci soient éditées ou non. C’est ça qui était assez frustrant, c’est qu’il y a aussi une partie des archives qui ont été numérisées pendant que je faisais ma thèse. Je me suis cassé la tête à aller les voir, et à la toute fin de ma thèse, quand je me suis dit « ah mince, j’ai oublié de voir ça », y en avait une partie qui était disponible et qu’ils avaient numérisée. Donc il y avait ça. Et ensuite la deuxième année, je me dis que j’avais pas fait assez, j’ai essayé d’obtenir une deuxième bourse pour faire des recherches. Et donc là cette fois-ci c’est U Penn, l’université de Pennsylvanie qui m’a donné une bourse qui me permettait de rester un semestre à U Penn, donc à Philadelphie, et un semestre à Albany, la capitale de l’État de New York.
Fanny : On sait pas très bien que c’est Albany d’ailleurs.
Virginie : On le sait pas très bien, parce que c’est vraiment une petite ville, c’est une capitale de province, c’est minus… Non, c’est pas minus mais c’est une mentalité un peu étriquée, c’est très drôle, parce que en fait quand on travaille sur les origines de New York, on croise un certain nombre de familles tout le temps, moi j’ai l’impression de les connaître maintenant certains, et quand on arrive à Albany, et qu’on prend un annuaire, on retrouve les mêmes familles, elles ont pas bougé en fait.
Fanny : Ah ouais…
Virginie : Ouais, c’est très très bizarre, et en fait là il y a une mentalité très locale, et fascinée par cette période néerlandaise dont ils pensent que c’est la vraie origine de l’Amérique. Ils le disent un peu en ces termes.
Fanny : Du coup, ils ont un petit peu raison, là, pour cette région-là.
Virginie : Pour cette région. En fait, ce qui est assez drôle, c’est que les archives de l’État de New York, elles sont aussi dans le musée de l’État de New York, et l’entrée du musée de l’État de New York c’est « le legs néerlandais à l’Amérique » et ils font une liste « les droits des femmes, la liberté religieuse, le père Noël » [rires]. Je plaisante pas ! Et j’étais là « d’accord, bon bah c’est très intéressant ». Il y a cette fascination-là pour la période néerlandaise. Ce qui fait qu’il y a beaucoup d’initiatives qui sont faites par la société civile aussi, mais aussi par des archivistes qui essayent de conserver ces archives, de les éditer, de les éditer en néerlandais, de restituer la langue, etc. Donc ça c’est très très chouette et ça m’a permis de travailler sur ces archives-là, avec un petit bémol, c’est qu’en 1911, il y a eu un incendie dans le capitole d’Albany…
Fanny : Ah non…
Virginie : … et il y a beaucoup d’archives qui ont brûlé. Certaines des traductions du XIXe siècle, c’est tout ce qui reste, pour certains fonds.
Fanny : Donc heureusement qu’elles ont été faites finalement !
Virginie : Voilà. Il y a des moments où on prend des précautions « c’est peut-être pas tout à fait exact » [NdT : parce que c’est une traduction non vérifiée] mais voilà.
Fanny : Et comment ça s’est passé ton travail sur place, par rapport aux archivistes locaux, comment tu as été perçue en tant que Française, et tout ça. Ça changeait pas grand-chose ?
Virginie : Ils trouvaient ça super chouette !
Fanny : Ah ouais ?
Virginie : « Ah, c’est bien, vous vous intéressez », ils trouvaient ça super. Dès qu’on s’intéresse à leur terrain… mais en plus « vous voulez dire la vérité, pas comme les historiens qui en général ne parlent que de la Nouvelle-Angleterre » je faisais « oui, oui, c’est ça ». [rires]
Fanny : Donc tu n’étais pas perçue comme une ennemie, qui veut piller l’histoire, je sais pas…
Virginie : Pas du tout parce qu’en fait, ils trouvent chouette qu’on essaye de donner la visibilité à cette colonie, qui est vraiment comme je le disais, un peu un angle mort. Ils trouvent ça super, et puis du moment qu’on essaye d’être un peu diplomate, parce qu’il y a aussi beaucoup de personnes très âgées, qui s’intéressent à ça, etc. Tous les ans, il y a une conférence annuelle qui s’appelle le Rensselaerswyck Seminar.
Fanny : À tes souhaits…
Virginie : Rensselaerswyck c’est la colonie de peuplement qui a bien marché, dont je parlais au tout début.
Fanny : D’accord.
Virginie : Donc il y a ce séminaire chaque année. En fait c’est un séminaire de recherche, mais la réalité c’est que c’est beaucoup des vieux qui viennent.
Fanny : C’est plutôt des érudits qui viennent.
Virginie : C’est ça. Des érudits qui viennent, qui s’intéressent et tout. Eux, du moment qu’on met en valeur cette colonie, qu’on essaye de faire des recherches dessus, ils trouvent ça super. J’avais parlé à ce séminaire une année, et ils trouvaient ça super. En plus, ils m’avaient remerciée, parce qu’en fait comme j’étais française, je faisais attention à chaque fois à leur dire « bon, j’espère que je parle assez lentement, que j’articule bien, etc. » et ils étaient là « oh merci », parce qu’en fait quand il y a des chercheurs qui viennent parler, souvent ils arrivent avec leur papier et le lisent à toute vitesse. Les gens, quand ils sont pas chercheurs professionnels, ils s’en foutent un peu de ça. Eux ils veulent qu’on leur raconte une histoire.
Fanny : Et qu’est-ce que tu as pu montrer sur les femmes et cette colonie dans tes travaux ?
Virginie : J’ai essayé plus généralement de parler des relations entre hommes et femmes, les relations sociales, etc. C’est pour ça que ma thèse je l’ai intitulé « Pouvoir, genre, et relation marchande » parce qu’en fait ce qui m’intéressait c’était de voir comment on s’est servi un peu des normes de genre et du rôle qu’on donnait aux hommes et femmes comme ça nous arrange. C’est-à-dire que quand on essaye de construire une société nouvelle on va, on va établir peut-être des règles qui sont un peu rigides. Ce qui est assez marrant, c’est que quand on regarde les archives de La Nouvelle-Amsterdam, les archives judiciaires, on a l’impression que c’est un bordel mais sans nom, tout le monde fait n’importe quoi, etc. Moi, mon objectif c’était de montrer soit c’est un bordel sans nom, soit en fait c’est des gens qui viennent saisir la justice en permanence pour rappeler qu’il y a des règles, et qu’ils tiennent à les respecter, et qu’ils sont attachés à ces règles. Et donc, il y a l’attachement à des normes qui se veulent très strictes, sur ce que peuvent faire les hommes, ce que peuvent faire les femmes, surtout sur ce que peuvent faire les femmes, et en parallèle, on est là pour faire du commerce donc s’il faut assouplir les choses, on va les assouplir. C’est un petit peu ça que je cherchais à montrer. C’est la façon dont on gère les rapports entre hommes et femmes en fonction de… est-ce qu’on veut construire un ordre colonial ou est-ce qu’on veut, au contraire, faire du commerce et c’est pas tout à fait les mêmes enjeux. Alors je le dis de manière à un peu un peu schématique comme ça, mais par exemple quand les Anglais prennent le contrôle de la colonie, et bien d’un coup, en fait dans les archives judiciaires, on voit beaucoup d’affaires pour adultère, prostitution, etc. qui n’apparaissait pas avant.
Fanny : Il y a un ordre moral nouveau avec les Anglais
Virginie : C’est ça. Les Anglais pour dire « c’est nous les patrons maintenant », ils mettent en place une sorte d’ordre moral effectivement pour rappeler que c’est eux qui vont encadrer cette population maintenant.
Fanny : Et au niveau de la religion, ça se passe comment ?
Virginie : Au niveau de la religion, pendant la période néerlandaise c’est l’Église réformée néerlandaise qui prévaut, qui est une église de type calviniste, mais ça n’empêche pas d’autres dénominations d’être présentes, notamment, il y a des luthériens, et petit à petit, il y a même des juifs qui viennent s’installer en Nouvelle-Néerlande, etc. mais la seule église qui est autorisée c’est l’Église réformée. Et ça le dernier directeur général, le gouverneur Stuyvesant, il y tient, il dit « c’est la seule qui sera autorisée ». C’est intéressant parce que en 1657 notamment, certains habitants de l’actuel Brooklyn, en fait de l’actuel Queens, font une remontrance vis-à-vis de la Compagnie des Indes, pour dire il faut autoriser d’autres églises, c’est pas possible de rester comme ça. Ça s’appelle la Remontrance de Flushing, et c’est important parce qu’en fait c’est un des moments qui est considéré comme un moment aux origines de la tolérance religieuse aux États-Unis. Dans les mythes fondateurs des États-Unis, [on] considère que ça, c’est un moment clé, ce moment [où] on dit « non mais faut autoriser les autres religions ». La particularité de la Nouvelle-Néerlande, c’est qu’il y a des populations qui viennent de tous les horizons géographiques, c’est pas du tout des Néerlandais qui peuplent la Nouvelle-Néerlande, les premiers colons d’ailleurs c’est des Wallons francophones et des gens qui viennent de l’Artois-Hainaut en fait, donc vraiment du nord de la France. Il y a des gens qui viennent de l’actuelle Allemagne, des gens qui viennent de l’actuelle Suède, etc. Il y a des gens qui viennent de partout mais qui donc ont autant de religions différentes. Pendant un temps on se contente de cette hiérarchie ecclésiastique qui vient de l’Église réformée, mais petit à petit il y a une demande, et en fait avec le changement de souveraineté, on autorise des nouvelles églises à pratiquer.
Fanny : Mais il y a l’église anglaise qui donc…
Virginie : Voilà, l’Église anglicane, et puis l’Église luthérienne aussi qui commence à avoir une présence, et les huguenots aussi ils ont leur propre église qui est séparée de l’Église réformée néerlandaise. Il y a plusieurs églises qui voient le jour comme ça.
Fanny : Qu’est-ce qui t’a le plus surpris dans ta thèse ? Tu nous as déjà dit plein de choses, mais est-ce qu’il y a quelque chose en particulier qui t’a marqué ?
Virginie : Alors, ce qui m’a le plus marqué, c’est la façon dont les femmes interagissaient au quotidien. Ma thèse, elle a dévié rapidement, des femmes vers le genre et les rapports entre hommes et femmes d’une manière générale, mais alors je trouvais génial de voir la façon comment les femmes pouvaient circuler dans l’espace public, interagir, être à la fois dans une situation de domination en droit, mais être présentes en fait. Il y a des grandes gueules qui étaient marrantes à lire en fait. Effectivement, on n’est pas dans une histoire avec des princes, des rois, des reines, etc. donc il n’y a pas de personnage vraiment très célèbre qui a émergé de cette période ni de cette colonie, mais en fait il y a des gens ordinaires qui étaient marrants. Il y a quelques histoires qui sont super drôles en fait. À un moment, il y a une aubergiste qui s’en prend au pasteur de la colonie, il n’y en a qu’un à l’époque, il est important, il compte. Elle accuse sa femme de montrer son cul à tout le monde, elle-même montre son cul à tout le monde [rires] et en fait le pasteur se dit « attends, mais elle croit quoi, elle ? ». Et en fait, il fait venir tous les notables de la colonie, pour qu’ils témoignent pour dire qu’elle [l’aubergiste] ce n’est pas une personne morale, et qu’elle devrait être bannie de la colonie, etc. On voit des gens comme ça qui passent leur temps à être très outranciers, ou à s’exprimer vraiment… c’est ça qui m’a le plus étonné. Et ça m’a étonné au niveau des archives, c’est de voir des moments… les archives on a toujours l’impression que ça va être des vieux papiers un peu qui prennent la poussière et de temps en temps il y a de la vie dedans, et ça c’est quelque chose que j’avais trouvé très chouette.
Fanny : Ta thèse a duré 10 ans, tu l’as fini en…
Virginie : Oui, on peut le dire… [rires] elle a duré 10 ans
Fanny : Et tu l’as fini en 2017, quel bilan personnel tu en tires aujourd’hui et pourquoi elle a duré aussi longtemps ?
Virginie : Pourquoi elle a duré aussi longtemps ? Ça va avec le bilan personnel, beaucoup d’épuisement. Honnêtement, la thèse, ç’a pas été un truc facile. Moi j’ai trouvé que c’était quelque chose d’assez difficile à mener. Je me suis sentie par moments très seule, alors qu’honnêtement, j’avais un cadre qui me permettait de ne pas l’être, mais il y a des moments où je me disais que c’était pas fait pour moi. Je suis partie dans un sujet qui était assez simple, où je me suis rendu compte qu’il était trop simple. « Est-ce que les femmes ont perdu des prérogatives ? » la question était vite réglée « non, c’est plus compliqué que ça, point ». Après, je me suis dit, il faudrait qu’il y ait un sujet plus fourni, plus fouillé à proposer, et là c’était devenu carrément dantesque et je ne savais pas par où prendre le truc, et ça m’a un peu bloqué par moments. Par ailleurs, quand on fait une thèse sur un terrain étranger, ça rajoute des années parce que faire les archives à l’étranger, ça peut prendre du temps. Donc moi j’ai fait deux ans à l’étranger donc on peut rajouter ça. J’ai eu beaucoup de mal à cadrer mon sujet. Je me suis dit à partir du moment où je l’aurais bien cadré, que j’aurais les archives, j’aurais aucun mal à rédiger parce que j’aime bien écrire et je le fais facilement, mais [c’est] ce qui a été le plus long en fait, d’arriver à la rédaction. J’ai pas mal bloqué dessus, et ce qui n’a pas aidé, c’est que quand on est doctorant, en général on a un métier à côté. Souvent pour les doctorants, ce qui est le plus simple, c’est d’avoir des fonctions d’enseignement-recherche à l’université, donc attaché temporaire d’enseignement et de recherche. Moi, ça je l’ai fait pendant 4 ans. Mais une fois que c’est fini, j’ai un concours d’enseignement, donc il faut que j’aille dans le secondaire. Et, être prof en collège et rédiger une thèse le soir, j’ai eu beaucoup de mal à mener ça de front. Honnêtement, j’ai eu une ou deux années qui ont été plutôt des années blanches, et j’étais pas loin d’abandonner ma thèse en fait.
Fanny : Et qu’est-ce qui t’a aidé à tenir ?
Virginie : C’est horrible, je me suis fait larguer.
Fanny : Comment ça ?
Virginie : je me suis fait larguer par mon copain, je savais pas comment m’occuper un été et j’ai fini ma thèse comme ça.
Fanny : Ah bon, la thèse peut être un… ?
Virginie : … un exutoire, vraiment. J’avais encore pas mal de choses à faire, et je pense qu’en un mois je me suis mise à bosser comme une forcenée, ça a débloqué des choses, et ça m’a permis de me remettre dedans, et d’envoyer tous mes chapitres à mon directeur à ce moment-là, donc il a mis quelque temps à les lire, mais il m’a dit « non c’est bon, on a on a le truc, on a la base, faut reprendre l’introduction, faut me faire une conclusion qui tienne la route, mais c’est bon, on tient le bon bout ». C’est con à dire, mais c’est aussi bête que ça, à un moment il y a ça qui s’est produit qui a fait « ok on arrête les conneries, là je suis en train de stagner complètement sur cette thèse ». En fait, ce qui est chiant quand on est en thèse, c’est que « ah cool, je suis en vacances, je vais pouvoir reprendre mon manuscrit ». C’et un peu plombant en fait, à chaque fois, et là je me suis dit « là, je le finis une bonne fois pour toutes. » Et les vacances de Toussaint qui ont suivi cet été-là, c’était les meilleures de ma vie : « qu’est-ce que tu vas faire pendant des vacances ? » « rien et regarder la télé », et ça c’était génial. Non c’est vrai que le fait d’avoir toujours ça dans un coin de la tête, j’ai trouvé ça assez éprouvant. La partie un peu difficile de la thèse, c’est qu’on n’en est jamais complètement débarrassé tant qu’on l’a pas vraiment bouclée, donc ça c’était dur.
Fanny : Et depuis que tu as fini ta thèse, qu’est-ce que tu fais ? Tu travailles toujours dans l’enseignement ?
Virginie : Quand j’ai fini ma thèse, j’étais donc prof en collège. Je me rappelle quand j’ai annoncé à mes élèves que j’allais soutenir, il y en a un qui m’a dit « oh, vous en faites pas, c’est pas non plus l’oral du bac » [rires] alors comment te dire… voilà, c’était mignon, j’étais « ouais, merci Romain, c’est sympa ». J’ai trouvé ça chou. J’ai soutenu, j’ai continué d’enseigner comme si de rien était, et puis je m’étais dit « j’ai vraiment pas aimé la thèse, plus jamais je remets les pieds là-dedans, j’en ai fini de la recherche, etc. ». Et par une sorte de syndrome de Stockholm, et aussi parce que bon, aussi l’enseignement dans le secondaire c’est sympa, mais quand y a des problèmes sociaux de type une collègue qui s’est fait casser la figure par des parents d’élèves, je me suis dit « ouais, je pourrais regarder ailleurs ». J’ai présenté ma candidature à un poste de maître de conférences, ce que j’ai obtenu, donc voilà.
Fanny : Bravo.
Virginie : Je suis plutôt contente, je vais bientôt passer de jeune docteure à maîtresse de conférence.
Fanny : D’ailleurs c’est quoi maître de conférences ?
Virginie : C’est enseignant-chercheur à l’université, donc ça veut dire qu’on prolonge un petit peu les recherches liées à la thèse. Dans un premier temps, ce que je vais devoir faire c’est ce qu’on appelle « valoriser » ma recherche, c’est-à-dire publier ma thèse, essayer de faire connaître mon travail un peu partout, et ensuite il faut proposer des axes de recherche qui soit dans le prolongement aussi, proposer des nouveaux sujets de recherche. Alors voilà, moi j’ai des idées de prolongement de ma recherche, notamment autour des questions de changement de souveraineté, sur des choses comme ça. Éventuellement proposer un deuxième livre, puisqu’on part du principe que la thèse c’est le premier livre, un deuxième livre qui soit dans le prolongement de la thèse, et qui pourrait même faire l’objet d’une deuxième thèse pour être « habilitée à diriger des recherches ».
Fanny : Oh… une deuxième thèse ! Tu serais prête à retomber là-dedans ?
Virginie : Je suis pas sûre pour l’instant. J’y vais, mais j’ai peur.
Fanny : Et donc tu seras à l’université de Nantes ?
Virginie : C’est ça, à l’université de Nantes, au sein du centre de recherche en histoire internationale atlantique. Curieusement, l’université de Nantes est pas mal spécialisée en histoire coloniale, c’était le grand port de traite [ton ironique et rires], c’est logique.
Fanny : Pour finir ce podcast Virginie, j’ai ma petite question rituelle. Quel conseil tu donnerais à quelqu’un qui voudrait travailler sur les colonies américaines ?
Virginie : Déjà, de trouver la bonne structure pour préparer sa thèse. Moi j’étais au centre d’études nord-américaines de l’EHSS, et c’était vraiment super parce que c’est pas un énorme laboratoire, qui est inclus dans un très gros laboratoire qui s’appelle « mondes américains ». Ce qui était chouette, c’est qu’il y avait une vraie entraide entre les doctorants. Je pense que c’est important, que ce soit pour travailler en fait, ça c’est pas spécifique aux colonies américaines, mais d’une manière générale pour se lancer dans une thèse c’est bien de pas le faire tout seul en fait. Parce que c’est un travail qui est très solitaire, qui peut l’être, et il y a moyen de trouver des parades à ça, et de travailler avec des gens. D’avoir par exemple un séminaire de doctorants qui fonctionne bien, ça y est on se retrouve une fois toutes les deux semaines pour discuter de la recherche d’un d’entre nous, mais aussi tous ensemble, de dire qu’elles sont nos problèmes, etc. C’est important d’avoir ça. Pour travailler sur les colonies américaines, sauf si on travaille sur la Nouvelle France, mais soyez prêts à parler et à lire d’autres langues, c’est important. Alors moi dans mon cas c’était plutôt l’anglais qu’il fallait parler, et le néerlandais ensuite. Il faut sinon pas hésiter à naviguer entre plusieurs langues, parce que souvent, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, c’est pas des territoires qui sont cloisonnés, c’est des territoires qui sont connectés entre eux, qui circulent tout le temps, donc on peut avoir des archives dans n’importe quelle langue en fait. Y a même des archives en français pour ma colonie en fait, parce que les huguenots ils sont français. Donc il faut pas hésiter à parler plusieurs langues et quelque chose qui est bien, c’est quand même d’aller faire une partie de ses recherches et de sa scolarité aux États-Unis, ça c’est super. En plus c’est super cool, voilà !
Fanny : Maintenant chers auditeurs et auditrices, vous en savez beaucoup plus sur la Nouvelle-Néerlande et les origines de la ville de New York. Merci beaucoup Virginie Adane.
Virginie : Merci.
Fanny : Je signale qu’on peut t’entendre aussi dans le podcast MDR qui parle des comédies françaises, et aussi dans un podcast qui parle des comédies musicales françaises et je vais te laisser dire le titre de ce podcast
Virginie : Alors il s’agit du podcast « Les rois du monde est stone, je cherche le soleil au milieu de la nuit, à la saint-symphonie, au requiem j’avoue je me dis tous les hommes, nous ne sommes que des sans-papiers, des hommes et des femmes sans respect ni foi ni loi, je veux vivre à en mourir, autant vivre à en crever s’il faut mourir avant d’avoir aimé, c’est ce qu’il y a de plus beau, aimer, c’est tellement fort l’amour, tellement possible aussi ».
Fanny : Bravo !
Virginie : Voilà. Je l’ai pas dit en une seule traite, mais voilà.
Fanny : Je vous conseille d’aller écouter, c’est vraiment hyper sympa, vraiment c’est très très drôle de vous écouter parler comédies musicales françaises.
Virginie : Le dernier il est sur l’histoire moderne en plus, donc c’est bien, c’est 1789 Les amants de la Bastille.
Fanny : Pour le reste, vous pouvez retrouver Passion Modernistes sur le site passionmedievistes.fr, où vous pourrez découvrir aussi plein d’autres podcasts sur l’histoire, notamment sur le Moyen-Âge il paraît, et à bientôt pour un prochain épisode. Salut !
Virginie : Salut !
Merci énormément à Marion et Bobu pour la retranscription !
Ce très beau générique a été réalisé par Julien Baldacchino (des podcasts Stockholm Sardou, Radio Michel, Bulle d’art…) et par Clément Nouguier (du podcast Au Sommaire Ce Soir).