Jouer des personnes marginalisées, on peut se demander si ce n'est pas devenu un classique. Que ce soit en jeu de rôle ou dans les autres médias pouvant évoquer la notion de fiction ou de représentation, ce sont des types personnages que l'on retrouve souvent. Peut être car il est plus facile de s'identifier à un personnage différent ou atypique ou peut être parce que nous sommes nombreuses à avoir expérimenté l'exclusion et qu'il nous est plus facile de ressentir de l'empathie pour ce genre de personnage. Pourtant, le plus souvent, le récit ne s'axe pas tant autour de l'expérience de la marginalité que de la façon dont une personne marginalisée va trouver sa place et quitter ce statut d'exclu·e ou de paria.




POUR COMMENCER...

Je trouvais intéressant de pouvoir commencer avec la figure de la putain. Déjà, peut être, car c'est l'un des archétypes qui est le plus soumis aux clichés et aux raccourcis. Mais aussi car c'est l'un des archétypes dans lequel je me retrouve personnellement, ayant eu dans ma vie la nécessité de porter ses habits et d'intégrer sa peau. Dans cet article, je dirais plutôt la putain car je préfère utiliser le féminin pour parler de ce genre de chose. Non pas que la prostitution masculine n'existe pas, je me bats d'ailleurs souvent pour qu'on reconnaisse son existence. Mais parce que j'ai l'intuition, de par mon expérience, et de par les témoignages qu’on a pu me partager, qu'il y a souvent quelque chose de très féminin dans ce qu'on fétichise ou ce qu'on fantasme chez les putains. Parce que c'est cela qui génère le désir et l'envie chez un client : l'appropriation du féminin ou en tout cas de quelque chose qui ne serait pas "apte" ou "conforme" au masculin ce qui revient sensiblement au même. Le miroir.  Car souvent un peu comme lui justement, nous sommes là pour rester silencieuse et renvoyer une image agréable.
Trop souvent, on aborde les putains comme des choses fragiles en quête de rédemption qu’il faudrait tirer de leurs situations. Ou des créatures à même de pervertir ou subvertir d'autres personnages car elles auraient quelque chose d’intrinsèquement mauvais ou d'inadéquat aux sociétés humaines. Il pourrait être plus intéressant d'aborder la putain pour ce qu'elle est dans son intimité et sa vie quotidienne et non juste de comment elle peut être perçue.




GOMMER SA PROPRE HISTOIRE

Je vois beaucoup de similitude entre la manière que l'on a de considérer les putains et les miroirs. C'est pour moi l'un des aspects les plus intéressants quand on parle de jouer des putains ou d'écrire sur elles : jouer sur le trouble identitaire qu'on peut vivre ou ressentir. Vu que nous sommes là pour faire briller les autres, pour gonfler leurs egos, pour faire résonner leurs histoires, le mieux est souvent de gommer nos propres histoires qui pourraient faire tâche au milieu de ce tableau magnifique que l'on cherche à peindre. Jouer à la putain, faire la putain, c'est bien souvent non pas être jolie ou avoir un beau corps mais se rendre désirable en racontant une histoire où l'on est désirable et où l’autre est une personne de valeur, voire extraordinaire.
Dire adieu à ses hésitations et ses brûlures pour embrasser le fantasme de l'autre. Un fantasme n'hésite pas, ne rêve pas.Non il incarne le rêve.
Donner envie à quelqu'un d'avoir un échange à caractère sexuel avec nous, c'est le convaincre qu'il est le personnage principal de l'histoire que l'on est en train de se raconter. A ce titre, et dans ma connaissance personnelle du métier bien sûr, les putains seraient plus des conteuses tricotant sur le même fil une variété infinie d'histoires que des super héroïnes avec un corps de rêve et une âme d’albâtre. Pour moi, jouer une putain,c'est avant tout faire le récit de l'absence de soi et la présence de l'autre. J'ai le sentiment que quand on fait la pute, quand on joue à ce jeu, on ne le fait pas car des gens ont l'envie soudaine de venir nous baiser mais parce qu'on est devenue la goutte de fascination qui rend leur existence plus supportable et leur quotidien moins fade et ordinaire

JOUER LE TROUBLE ENTRE LE SOI ET LE PARAÎTRE

Projeter un fantasme, qui plus est lorsque l'on utilise son propre corps pour le faire, a vite fait je pense de semer le trouble en nous. Je dirais que quand on vend son cul, on perd souvent un peu de sa substance sans forcément s'en rendre compte. Qu'il y a quelque chose de nous qu'on laisse dans cet enchevêtrement de corps et de pensées. A jouer à être cette personne fascinante et extraordinaire, qui par exemple a une vie follement intéressante faite d'amant.e.s exceptionnel.le.s, de soirées à n'en plus finir, de voyages lointains ou d’expérimentations diverses et variées, on finit par se perdre je pense dans notre propre nous-même. Comment croire en nous-même quand on côtoie quotidiennement ce visage parfait que tout le monde désire ? Que tout le monde veut posséder ? Ce visage qui appelle un désir insatiable ? C'était inévitable qu'on finisse par en devenir jalouse. Terriblement jalouse... Nous avec nos boutons, notre peau imparfaite, nos désirs bafouillants et notre manque d'assurance. Côtoyer ainsi une créature de mythe peut vite dégénérer. Alors on fait la  bêtise à ne pas faire : on franchit la ligne.On commence à se réfugier de plus en plus dans ce rôle, et on délaisse le nous initial. On oublie la fragilité,on oublie l’hésitation, on oublie la tristesse, on oublie la joie, on oublie l’enthousiasme et le désespoir. Bref on commence à se noyer et à se laisser dévorer par notre propre fantasme. Nous n'en sommes plus la maîtresse. Nous sommes la créature chétive qu'elle tient en laisse.
Jouer à projeter son reflet sans cesse sur les autres, c'est parfois devoir accepter de ne plus savoir qui on est,de ne plus savoir à qui l'on ressemble...


Et cette sombre destinée,quelque part, et bien c'est un peu comme un couperet qui menace de s'abattre à chaque instant. Et c'est l'une des choses qui je pense est capitale dans le récit d'une putain : sa difficulté à tracer une ligne entre le fantasme qu'elle  tisse et elle-même. Arriver à s’apprécier dans ses instants d’ordinaire et d’anecdotique : souffler car on doit faire un énième lavement anal et qu’on est pas dans le groove, se féliciter d’un make-up fait à l’arrache, avoir refusé le mauvais client ou accepté le bon, s’amuser à jouer à la psy, se dire qu’on a vraiment pas envie today ou encore se réjouir d’une passe plus généreuse que prévu. Bref apprendre à s’apprécier sur scène et en coulisse, c’est ça que j’aimerais voir jouer.




HIÉRARCHIES SOCIALES ET JUGEMENT DE VALEURS

S’il peut être grisant de jouer la pianiste avec le corps d’autrui, qui plus est à sa demande ; s’il peut être épanouissant de l’entendre résonner et voir que l’on a su sortir la note juste inaccessible à tant d’autres ; si l’euphorie a vite fait de venir lorsque l’on gagne en une heure ou deux plusieurs jours de salaires, il est parfois difficile de pouvoir profiter de cette sensation de bien-être quand juste les choses se sont bien passées ou que l’on est satisfaite de l'échange. Car avant même qu’on se pose la question de comment on se sent rapport à tout ça, c’est à dire ce qui nous épanouit, nous fait peur ou nous fait réfléchir dans notre taff, le monde, lui, s’est déjà fait un avis. Si émotionnellement c’est assez perturbant et difficile à absorber, narrativement je pense qu’on tient quelque chose d’intéressant, pour ne pas dire d’important à raconter.

Etre une putain c'est aussi devoir accepter qu'on juge notre travail plus qu'on ne le fera avec n''importe qui d'autre. C'est devoir gérer les avis, les humeurs, les jugements et tout ça gratuitement bien sur. 
Par exemple est-ce que la vie de putain est difficile ? Ou est-ce que la vie de putain est épanouissante ? Ce sont des questions potentiellement fertiles mais là n’est pas mon propos. Mon interrogation tient plutôt dans le fait que se poser ce genre de questions est devenu atrocement compliqué. Car dealer son cul au plus offrant n’est apparemment pas anodin pour la société (contrairement au commerce de rutabaga par exemple). A tel point que législateurs, policiers, personnel de santé, associations, politiques et même clients potentiels se bousculent au portillon pour donner leur avis sur le sujet. Mais de ce brouhaha, de ce tumulte n’émergent que difficilement la voix  d’une putain qui même si elle lève la main pour demander la parole a certaines difficultés à attirer l’attention. Comme si dès que l’on se rhabillait, on cessait d’être digne d'intérêt. Comme si on devait retourner s'asseoir à la table des enfants. Rester sage et laissez les grands faire, les laisser choisir pour nous.
J’en viens à mon point : je pense que jouer ce tumulte c’est aussi jouer quelque chose de beau et de magnifique et qu’on devrait s’y attarder plus souvent. Ce qui pourrait être turbo cool c’est de jouer la difficulté des putains à se définir, à faire des choix, à émettre des jugements sur elles-mêmes et leur taff en essayant de se battre contre ces voix qui pèsent sur elles, qui parlent pour elles. Trouver son soi, trouver sa parole à soi, s’émanciper des autres pour tenter de savoir qui l’on est. Au final, c’est un récit de liberté et de quête de soi assez classique et je m’étonne que l’on y ait pas songé avant pour parler de nous : putes et succubes. Comme  si on faisait trop peur pour qu’on puisse nous aimer comme nous sommes, alors qu'évidemment comme tant d’autres nous avons besoin d’amour.




ET POUR FINIR…




En conclusion, je dirais que faire le récit de ce qu’on vit, de ce qu’on a vécu, ce qu’on vivra peut-être, c’est aller au-delà d’un personnage qui est doué pour draguer. C’est aller au-delà du ridicule d'un “pretty woman” où on attend la venue du joli prince qui va nous sauver. C’est aller au-delà des représentations vulgaires qui nous cantonnent à nos portes-jarretelles et à nos rouges à lèvres. Parler des putains c’est parler de nos fragilités et de nos enthousiasmes, de nos guerres et nos amours, c’est parler de nous aussi en tant qu’être humain et non juste en tant qu’outil commode à créer de la tension narrative. Parce que sous la couette ou dans une fiction, nous méritons mieux que d’être reléguées au rang de simples accessoires.