Il faudrait bien annoncer un jour la valeur mesurée à Luigi Scuola. Luigi était un de ces professeurs émérites qui forçaient le respect. Il aurait bientôt soixante-quinze ans, qui était pour lui l'âge ultime au-delà duquel il ne pourrait plus exercer de fonction officielle, la loi italienne était ainsi faite. Elle fixait la limite d'âge à dix ans après la date légale de départ à la retraite. De nombreux chercheurs obtenaient aisément le grade de professeur émérite dans le seul but de poursuivre leur travail passionnant. Certains profitaient de cette facilité pour éviter de se retrouver brutalement du jour au lendemain à la maison, en tête à tête avec la mamma.

 Luigi avait rejoint l'INFN, l'institut italien de physique nucléaire, alors que l'aura de Enrico Fermi était encore vive, même plus de vingt ans après son exil aux Etats-Unis. C'était en 1961, cinq ans après la découverte expérimentale de l'existence des neutrinos par les américains Reines et Cowan. C'était une époque bénie où partout en Europe la physique nucléaire vivait un véritable boom. Les étudiants en physique étaient recrutés à tour de bras dans les grands organismes de recherche ou les universités. Luigi avait fait partie de ceux-là et s'était lancé tout de suite dans ce domaine tout nouveau qu'était la physique des neutrinos. Il ne l'avait pas quitté depuis, cinquante ans dévolus aux particules fantômes, neutrinos et antineutrinos, des trois saveurs connues.

Luigi était ce qu'on appelait un ponte. Il faisait partie des plus grands experts mondiaux des neutrinos. Il avait trempé dans les expériences les plus impressionnantes dédiées à la détection des neutrinos, qu'ils soient d'origine atmosphérique, solaire ou astrophysique.

Daniel, qui ne s'était intéressé aux neutrinos que sur le tard, se sentait tout petit quand il parlait avec Luigi, comme un enfant devant son maître d'école, malgré sa cinquantaine bien tassée. Il n'osait pas lui annoncer qu'il mesurait des neutrinos qui allaient plus vite que la lumière sans avoir encore trouvé l'origine du défaut de mesure depuis maintenant des semaines... Le jour tant redouté arriva fin mars quand Daniel reçu un coup de téléphone, le numéro qui s'afficha sur l'écran était celui de Luigi. Daniel laissa sonner trois fois en réfléchissant vite à la façon d'amener la chose puis décrocha.(...)