Eté 1936. La canicule écrasait le Colisée. Ettore Majorana vivait reclus dans son petit appartement de la via Ruinaglia. Il n'avait pas remis les pieds à l'institut de Physique depuis plus de deux ans maintenant. Les garçons de la via Panisperna, la cour du Pape Fermi, n'étaient plus nombreux à lui rendre visite. Seuls Edoardo Amaldi, Giovanni Gentile et Emilio Segré passaient parfois lui rendre visite pour s'enquérir de sa santé. Ettore avait ressorti ses écrits de physique comme par un sursaut d'orgueil mais se gardait bien de l'annoncer à ceux qu'il considérait comme ses anciens collègues.

L'année précédente, Ettore avait perdu toute envie, il avait passé de longs mois à ne rien faire hormis lire des romans et des essais de philosophie, tout sauf de la physique. Il ne sortait alors presque jamais de son appartement où il maintenait une obscurité en gardant ses persiennes entrouvertes pour laisser passer juste un mince rai de lumière permettant tout juste de lire. Il en était même arrivé à ne plus faire aucune attention à son aspect. Il s'alimentait très peu et s'était laissé aller.

Chaque visite de ses quelques amis ou de son frère se soldait indifféremment d'un sentiment de détresse face au spectacle que laissait entrevoir Ettore. Sa maigreur était devenue effrayante. Il arborait une longue barbe non entretenue et des cheveux bien trop longs qui lui tombaient sur le visage qu'on devinait à peine. Lorsqu'il daignait ouvrir la bouche, ses paroles étaient presque inaudibles pour son interlocuteur.

Ettore avait peur, il était terrifié à l'idée de perdre tout ce qu'il avait créé, cette beauté théorique, sa compréhension du monde. Il savait qu'on voulait lui voler, qu'on voulait l'anéantir. Il devait se protéger. Ettore avait passé de longues heures à se plonger dans des romans comme une échappatoire, il connaissait tout Pirandello, chacune de ses phrases résonnait en lui. Il passait aussi beaucoup de temps auprès de son échiquier à étudier les meilleures combinaisons. Il jouait contre lui-même et était toujours heureux de parvenir au mat, quel que soit le gagnant.

C'est en juillet qu'Ettore
avait décidé de retourner dans le monde réel, dans le monde physique. La
lecture de Nietzsche l'avait définitivement convaincu. Il devait accomplir sa
tâche.