Dix-huit juin, Frédéric se foutait comme de l'an quarante de l'anniversaire de l'appel du général De Gaulle, c'était le jour de sa soutenance de thèse. En fin d'après-midi il serait docteur en physique. Il avait rêvé de ce jour depuis bien longtemps, et maintenant il y était. C'était difficile à croire et pourtant si prégnant. Il était épuisé. Les derniers mois avaient été si éprouvants psychologiquement. Depuis qu'il avait envoyé son tapuscrit, comme les doctorants aimaient à appeler leur mémoire de thèse, il ne s'était pas économisé. Il avait rejoint le groupe de Cristina pour poursuivre la traque à l'erreur expérimentale, avec toujours le secret espoir de ne pas en trouver, mais il n'était resté que quelques semaines au Gran Sasso sur les deux mois.
Depuis ce temps, il n'avait rien eu de nouveau à écrire pour sa présentation powerpoint. Il allait annoncer l'existence d'une anomalie de vitesse des neutrinos, avec une série d'éventuelles conséquences révolutionnaires. Il citerait de manière exhaustive tout ce qu'il avait accumulé dans les annexes de son mémoire, agrémenté des nouvelles vérifications qui avaient été faites depuis deux mois, afin de donner à son annonce le caractère le plus robuste qu'il puisse. Il était prêt. Bien sûr, la soutenance comme prévu se passerait à huis clos. Seuls les membres du jury y assisteraient en signant une clause de confidentialité qui leur empêcherait de divulguer ce qu'ils avaient lu et entendu. Même sa famille proche était exclue de l'amphithéâtre, alors même qu'ils ne comprenaient pas un traître mot de tout ce que pouvait leur expliquer Frédéric lors des repas familiaux.
De façon paradoxale, le huis clos s'appliquait également à l'entourage professionnel proche, qui était pourtant totalement au fait de ce que pouvait dire Frédéric. Cristina en faisait partie. Elle était furieuse de ne pas pouvoir entendre d'elle-même les mots qu'allait employer Fred. Ils avaient déjà fait plusieurs répétitions en petit comité. Mais Cristina n'était pas certaine que Fred s'exprimerait exactement de la même façon. Elle en avait peur. S'il parlait du résultat supraluminique en jubilant, ce ne serait pas la même chose que s'il l'évoquait comme une possibilité parmi d'autres, probablement très incertaine. C'est cela qu'elle désirait qu'il dise, s'il devait en parler. Le mieux selon elle serait qu'il en parle de façon beaucoup moins triomphale que ce qu'il avait écrit dans son manuscrit, voire qu’il se rétracte. De toute façon, le mal était fait, il l'avait écrit. Il ne l'avait pas écoutée.