Joe Gould est un drôle de petit bonhomme un peu malingre qui hante depuis un quart de siècle les bars, les cafétérias, les restaurants et les bouis-bouis de Greenwich Village. Il se vante parfois, non sans ironie, d’être le dernier représentant de la bohème. « Tous les autres se sont perdus en route, explique-t-il volontiers. Les uns sont au cimetière, d’autres chez les fous, et ceux qui restent travaillent dans la publicité. »
L’incipit du Secret de Joe Gould donne d’emblée la certitude que son auteur tient là un personnage de roman parfait entre tous. Flottant dans d’antiques costumes de prix, ce clochard originaire du Massachussetts devint une célébrité dans son quartier de gens de lettres pour ses manières excentriques et son diplôme de Harvard. On ne saurait rêver plus parfaite incarnation du milieu artistique newyorkais au siècle dernier, avant que Manhattan ne se transforme en parc d’attractions ripoliné à l’usage exclusif des plus fortunés. Notre lutin hirsute se dit frappé d’une aversion pour la propriété privée, source de sa situation précaire. Il avale régulièrement tout le contenu des bouteilles de ketchup laissées à sa portée dans les cafétérias, garnit de mégots son fume-cigarettes et aime nourrir les pigeons de Washington Square qu’il appelle chacun par son nom.