Mission encre noire Tome 36 Chapitre 395. J’étais un héros de Sophie Bienvenu paru en 2022 aux éditions Le Cheval d’août. Yvan, 62 ans et Miche, sa colocataire-sa blonde, se retrouvent démuni.e.s aux urgences d’un hôpital pour recevoir un diagnostic sans appel. Yvan a passé sa vie à se détruire, Miche aussi d’ailleurs, étant devenue alcoolique comme lui. Il est tout seul, il l’a toujours été, sa vie aura été ça : un amas d’affaire ratées et d’occasions perdues. Ça fait 20 ans qu’il n’a pas revue Gabrielle, sa fille. Il ne lui a même jamais donner son numéro de téléphone.Que pourraient-ils se dire de toute manière? Pourtant dans le temps, il était son héros. C'est lui qui le dit. Son rire d'enfant faisait de lui un surhomme. Heureusement, aujourd'hui il lui reste encore un chat trouvé dans les poubelles et Miche qui l'ennuie. Il fait ce qui lui tente l'animal, il est libre, il est maître de son destin. Ça lui plaît ça, à Yvan. Rien n'est moins vrai. Sophie Bienvenu nous dévoile le portrait d’un homme blanc, d’un baby boomer, prisonnier des rôles qu’il s’est imposé. Il vient d'une génération qui se sait malhabile avec les émotions et qui préfère encore les silences ou les baisers de feu de l’ivresse pour colmater les cicatrices du passé. Enfant quand on a le goût de pleurer devant Lassie, de jouer avec les petites filles à la poupée, et, plus tard, de vouloir porter des pantalons rouges comme Bowie, ça marque quand même son homme. Que reste-t-il de tout cela au final? Comment enfin prendre la parole avec sa fille? Peut-on pardonner après si longtemps? Je reçois Sophie Bienvenu, ce soir à Mission encre noire.
Extrait:« C'est Trevor qui m'ouvre. Je l'avais oublié, lui. Il paraît content de me voir, j'ignore toujours si c'est fake ou s'il est juste très gentil. Miche était de même, avant, mais il suffit que trop de marde s'amasse dans les craques pour que quelqu'un se fende et explose en plein de petits morceaux impossibles à remettre ensemble. Jeanine est mieux de faire attention. Mais bon, qu'elle s'arrange avec ses troubles, Jeanine. Quand Gab a dû partir de chez nous parce que je n'étais plus «un père adéquat», elle m'a appelé un soir de la semaine pour savoir comment j'allais et j'ai demandé à parler à sa mère. Je voulais la remercier d'avoir recueilli ma fille en attendant que je me remette. Jeanine a répondu:« Yvan...c'est ma fille aussi», et j'ai réalisé que je l'avais oublié. Une partie de moi refusait d'admettre que Gab soit à quelqu'un d'autre, du moins autant qu'à moi, mais j'ai malgré tout été soulagé. Je me suis vu au milieu d'un océan déchaîné, suffoquant à moitié, lâcher la corde qui me retenait à une grande plateforme. J'ai laissé le courant m'emporter avec un immense sentiment de liberté. Et, après ça, je me suis noyé.»
Daddy Issues par Élizabeth Lemay paru en 2022 aux éditions Boréal. Cela fait quatre ans que ça dure. Le même rituel, il entre, il tire les rideaux, la rejoint dans le lit souverain, une baise de trente minutes, une autre demi-heure à discuter, il lui offre des livres, puis il s’enfuit vers sa famille, vers sa reine qui l’attend. Rencontré sur le boulevard St-Laurent, la narratrice devient la maîtresse d’un homme marié. Elle est sa deuxième femme, un amour clandestin, qui existe une fois par semaine. Il ne mesure pas sa chance, les hommes de son âge traînent d'habitude chez les prostituées. La narratrice, ici, est amoureuse. À l'attendre, souvent, elle s’abîme dans un rêve auquel elle ne croit pas elle-même, bien entendu. C’est un homme d’une autre génération, un silencieux, qui ne dit jamais «je t’aime». C'est une histoire banale, presque un classique du genre me direz-vous, sauf qu’ici, la langue se fait parfois politique, sauf qu’ici, enfin, la parole lui est laissée, à elle, la maîtresse diabolique, la sorcière subversive. À celle qu’on abandonne. À celle qui lit. À celle qui prend la plume. Si ce roman traite surtout des relations sulfureuses entre deux amants, la transgression sociale de l’expérience adultérine habite chaque ligne de ce livre. Si le sexe est aussi bon, comme dit l’adage, c’est meilleur parce que c’est volé. Alors mieux vaut opter pour cet amour bancal. C'est comme choisir l’idée d’un pays à venir, à force d'attendre l'improbable révolution, aimons-nous autrement. J’accueille. Ce soir, à Mission encre noire, Élizabeth Lemay.
Extrait:« Le roi est revenu d'Italie. Nos corps se sont enfin retrouvés, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. Ils se manquaient plus encore que nos âmes. Et j'ai pensé à cette mystérieuse filiation qui se créé entre les êtres par le sexe, à cette faculté qu'à le corps de se souvenir, plus encore que les êtres, que les hommes, j'avais oublié ce que c'était que d'aimer autant mon vieil amant et j'ai revisité sa peau que je connaissais par coeur, habitée du bonheur dans toute sa plénitude dont parlent les gens heureux. Leonard Cohen, venu de l'au-delà, ajoutait à la mélancolie ambiante et dansait partout autour de nous. Il nous épousait, une fois de plus, dans notre cause vaine. Tout est revenu à moi avec une telle fulgurance. C'est si faux, ce qu'on dit sur le temps qui amenuise les sentiments. Il me semble que, depuis le retour de mon roi, notre histoire a acquis une certaine stabilité. Une fois par semaine, je tourne nerveusement les pages d'un livre, couchée sur le ventre au milieu de mon grand lit blanc, et j'attends. Le plus souvent, je m'y installe avec Annie Ernaux parce que je sais qu'elle, elle aurait compris ce que je fais là, son livre à la main, un verre de vin dans l'autre, à attendre un homme.»