Mission encre noire Tome 26 Chapitre 310. Pour coeurs appauvris de Corinne Larochelle paru en 2019 aux éditions Cheval d'Août. « Non il n'y en aura pas d'autres. Je ne crois pas, moi que les gens soient interchangeables», déclare la narratrice de ce recueil de nouvelles, tout en notant dans un carnet bleu marine, à la couverture de cuir, made in italy,« Ne pas perdre ma solitude». En nomade assumée de l'amour, elle aime qu'on la frôle. Elle débusque ces regards affamés qui l'accrochent, pour combler l'urgence de s'enivrer de la tension si particulière des premiers moments. Et puis pour être franche, elle préfère tourner les talons à la lourdeur des ruptures qui taisent leur nom. Corinne Larochelle abreuve la soixantaine de tableaux vivants à même la source de son expérience amoureuse et de celles qui lui ont été rapportées. Cette femme célibataire raconte, de ses dix sept ans à sa quarantaine, ces hommes qui se sont mis à genoux, ceux qui ont tremblé, là où d'autres se sont parfois enfuit. L'amour a beau être parfois du cinéma, les blessures qu'il inflige sont quelquefois d'une cruelle douceur. Toutefois, le coeur en marais, c'est la pulsion de vie qui s'exprime ici. Ce judicieux recueil ludique et pernicieux ignore l'art perdu du secret et laisse glisser du vent sur la peau. Pour quelques volutes d'érotisme de plus dans un monde plein de ronces j'accueille Corinne Larochelle à Mission encre noire.
Extrait: «Je prends une douche, je passe le fer dans mes cheveux, je maquille mes yeux avec du khôl et du mascara, je me parfume, je choisis avec soin mon chandail, ma jupe, je prends le métro, je marche. Il a déjà commandé une bière lorsque j'arrive. Il commence, Ah au fait, je n'ai pas eu le temps de te le dire, mais j'ai cinquante-sept ans. Sur sa fiche, c'était inscrit quarante-sept. Pour moi, ce n'est pas important l'âge, ajoute-t-il, cherchant à minimiser l'impact de son aveu. Et si j'avais eu dix ans de plus, je suppose que ça ne t'aurait pas dérangé? Il rougit un peu, pas assez. Je tourne les talons.»
Freshkills, recycler la terre de Lucie Taïeb paru en 2019 aux éditions Varia collection Proses de combat. Freshkills, l'une des plus grandes décharge à ciel ouvert du monde de 1948 à 2001, située à Staten Islands, en face de Manhattan, occupe l'essentiel de ce surprenant essai. Interpellée par l'existence d'un tel phénomène à la lecture d'Outremonde de l'auteur américain Don Dellilo, l'autrice décide d'aller se rendre compte, sur place, de la transformation du site en l'un des futurs plus grand parc de New York. Lucie Taïeb prends les mesures du site, explore ses marges et ses recoins encore mal définis. Freshkills est un essai écologique documenté et inspiré qui dénonce les faux semblants d'une époque qui se plaît encore à cultiver une image lisse et policé dans un monde où la consommation de masse intoxique la terre et ses habitants. Freshkills est une remarquable radiographie d'un aveuglement collectif à l'échelle de la planête aujourd'hui. Lucie Taïeb nous rend visite à Mission encre noire.
Extrait: «Freshkills n'est pas une métaphore. C'est un épicentre. La grande négativité, le grand vide qui nous submerge, la vacuité, la vanité sans fin de nos existences protégées viennent de Freshkills et se propagent, comme une onde invisible, à l'infini, sur le territoire lisse et policé de la ville normalisée. Tout s'organise soudain et tout fait sens, comme une ligne, comme un fil rouge qui vient ceindre notre cou et serre: l'enfance quadrillée, surprotégée, domestiquée, l'exploitation d'une zone naturelle hybride, instable, impropre à tout, la destruction de toute vie sauvage, du braconnage comme fragment organique, dynamique et en perpétuelle métamorphose, l'avènement d'un espace de loisir conforme, en attendant le retour des promoteurs, et la recréation simulée d'un paysage à l'identique, mais sans errance, sans déviance, sans liberté - cela fait sens, et même système.»